Tout ce qui vous déplaît en ma pauvre sœur, elle le doit à des événements que je connais trop pour pouvoir la critiquer aussi sévèrement que vous faites. Il n’y a pas qualité si plaisante de la jeunesse qui ne puisse, à vieillir, se gâter. Ce que vous appelez : agitation, chez Félicie, n’était d’abord qu’élan charmant, prime-saut, abandon à l’instant et grâce… Nous n’étions pas bien différents, je vous assure, de ce que vous paraissez aujourd’hui. J’étais assez pareil à toi, Jérôme ; plus peut-être que je ne le sais. Félicie ressemblait beaucoup à ce qu’est à présent Juliette… oui, physiquement même – et brusquement je la retrouve, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, dans certains éclats de ta voix ; elle avait ton sourire – et ce geste, qu’elle a bientôt perdu, de rester comme toi, parfois, sans rien faire, assise, les coudes en avant, le front buté dans les doigts croisés de ses mains.

Miss Ashburton se tourna vers moi, et presque à voix basse :

– Ta mère, c’est Alissa qui la rappelle.

 

L’été, cette année, fut splendide. Tout semblait pénétré d’azur. Notre ferveur triomphait du mal, de la mort ; l’ombre reculait devant nous. Chaque matin j’étais éveillé par ma joie ; je me levais dès l’aurore, à la rencontre du jour m’élançais… Quand je rêve à ce temps, je le revois plein de rosée. Juliette, plus matinale que sa sœur qui prolongeait très tard ses veillées, descendait avec moi dans le jardin. Entre sa sœur et moi elle se faisait messagère ; je lui racontais interminablement notre amour et elle ne semblait pas se lasser de m’entendre. Je lui disais ce que je n’osais dire à Alissa devant qui, par excès d’amour, je devenais craintif et contraint. Alissa semblait se prêter à ce jeu, s’amuser que je parlasse si gaiement à sa sœur, ignorant ou feignant d’ignorer qu’au demeurant nous ne parlions que d’elle.

Ô feinte exquise de l’amour, de l’excès même de l’amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l’exigence de la vertu !

L’été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd’hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures…

– J’ai fait un triste rêve, me dit Alissa, au matin de mes derniers jours de vacances. Je vivais et tu étais mort. Non ; je ne te voyais pas mourir. Simplement il y avait ceci : tu étais mort. C’était affreux ; c’est tellement impossible que j’obtenais que simplement tu sois absent. Nous étions séparés et je sentais qu’il y avait moyen de te rejoindre ; je cherchais comment, et, pour y arriver, j’ai fait un tel effort que cela m’a réveillée.

« Ce matin, je crois que je restais sous l’impression de ce rêve ; c’était comme si je le continuais. Il me semblait encore que j’étais séparée de toi, que j’allais rester séparée de toi longtemps, longtemps – et très bas elle ajouta : toute ma vie – et que toute la vie il faudrait faire un grand effort…

– Pourquoi ?

– Chacun, un grand effort pour nous rejoindre.

Je ne prenais pas au sérieux ou craignais de prendre au sérieux ses paroles. Comme pour y protester, mon cœur battant beaucoup, dans un soudain courage je lui dis :

– Eh bien, moi, ce matin, j’ai rêvé que j’allais t’épouser si fort que rien, rien ne pourrait nous séparer – que la mort.

– Tu crois que la mort peut séparer ? reprit-elle.

– Je veux dire…

– Je pense qu’elle peut rapprocher, au contraire… oui, rapprocher ce qui a été séparé pendant la vie.

Tout cela entrait en nous si avant que j’entends encore jusqu’à l’intonation de nos paroles. Pourtant je ne compris toute leur gravité que plus tard.

 

L’été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides, où la vue plus inespérément s’étendait. La veille, non, l’avant-veille de mon départ, au soir, je descendais avec Juliette vers le bosquet du bas-jardin.

– Qu’est-ce que tu récitais hier à Alissa ? me dit-elle.

– Quand donc ?

– Sur le banc de la marnière, quand nous vous avions laissés derrière nous…

– Ah !… quelques vers de Baudelaire, je crois…

– Lesquels ? Tu ne veux pas me le dire.

– Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; commençai-je d’assez mauvaise grâce ; mais elle, m’interrompant aussitôt, continua d’une voix tremblante et changée :

– Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

– Eh quoi ! tu les connais ? m’écriai-je, extrêmement surpris. Je croyais que tu n’aimais pas les vers…

– Pourquoi donc ? Est-ce parce que tu ne m’en récites pas ? dit-elle en riant, mais un peu contrainte… Par moments tu sembles me croire complètement stupide.

– On peut être très intelligent et n’aimer pas les vers. Jamais je ne t’en ai entendu dire ou tu ne m’as demandé d’en réciter.

– Parce qu’Alissa s’en charge… Elle se tut quelques instants, puis brusquement :

– C’est après-demain que tu pars ?

– Il le faut bien.

– Qu’est-ce que tu vas faire cet hiver ?

– Ma première année de Normale.

– Quand penses-tu épouser Alissa ?

– Pas avant mon service militaire. Pas même avant de savoir un peu mieux ce que je veux faire ensuite.

– Tu ne le sais donc pas encore ?

– Je ne veux pas encore le savoir. Trop de choses m’intéressent. Je diffère le plus que je peux le moment où il me faudra choisir et ne plus faire que cela.

– Est-ce aussi la crainte de te fixer qui te fait différer tes fiançailles ?

Je haussai les épaules sans répondre. Elle insista :

– Alors, qu’est-ce que vous attendez pour vous fiancer ? Pourquoi est-ce que vous ne vous fiancez pas tout de suite ?

– Mais pourquoi nous fiancerions-nous ? Ne nous suffit-il pas de savoir que nous sommes et que nous resterons l’un à l’autre, sans que le monde en soit informé ? S’il me plaît d’engager toute ma vie pour elle, trouverais-tu plus beau que je lie mon amour par des promesses ? Pas moi. Des vœux me sembleraient une injure à l’amour… Je ne désirerais me fiancer que si je me défiais d’elle.

– Ce n’est pas d’elle que je me défie…

Nous marchions lentement.