Il n’y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamais là-dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir le pavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans le grenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’ai vu !
Le pavillon a deux étages… le deuxième étage est transformé en sorte d’atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à la rampe qui court tout au long de l’atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quitta le balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches de l’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté de l’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta, toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dans l’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et je vis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis je ne vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux.
II?Où Bénédict Masson n’est pas au bout de ses étonnements
La nuit que je passai, il est facile de l’imaginer ! Moi qui avais tout vu dans le regard de Christine, je n’avais pas prévu cela : un monsieur caché dans une armoire ! Décidément je ne serai jamais qu’un poète, c’est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde : « Tu étais tout pour moi, mon amour ; pour toi mon âme languissait – tout pour moi : une île verte dans la mer, – une fontaine et un autel tout enguirlandé de fruits et de fleurs féeriques ! – Mais je n’avais pas prévu cela : le monsieur dans l’armoire ! – Désormais la coupe d’or est brisée ! que le glas sonne ! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir !… Une de plus !… Ah ! les filles de Satan !… »
Eh bien, je vais vous dire : cette nuit d’insomnie ne fut pas remplie seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais aussi par une espèce d’allégresse diabolique, et vous allez comprendre tout de suite ce sentiment complexe. J’adorais Christine non seulement comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je l’aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes… et là était mon supplice, car cette femme, je savais qu’elle ne serait jamais à moi, qu’elle ne m’aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être jamais en approcher ; mais l’atrocité de cette absolue certitude était encore doublée par l’idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le carabin d’en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les justes noces !
Or, le monsieur de l’armoire, que j’aurais tué comme un chien, l’occasion s’en présentant, tout de même, je lui en voulais moins qu’à l’autre, car il me vengeait et comment !…
Et voici qu’il est temps que je vous dise pourquoi je n’avais aucun espoir du côté de Christine ; cela tient en trois mots :
… Je suis laid !
Le cousin non plus n’est pas beau : il est quelconque, ce qui, à mes yeux, est pire… son Jacques – je l’ai bien observé quand il passe sous mes fenêtres – a la taille plutôt épaisse ; c’est un petit homme court, dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d’une courte barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des tout petits enfants ; quand il se découvre, il montre un crâne déjà dénudé par l’étude. Voilà le héros ! Ça n’est pas grand-chose ; mais enfin, ça n’est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre !… je suis d’une laideur terrible. Pourquoi terrible ? Parce que toutes les femmes me fuient !
Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela ? Jamais mes bras ne se sont refermés sur une femme ! Elles n’ont pas pu ! L’idée que je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante ! C’est comme je vous le dis… je n’exagère rien !… Ah ! misère ! misère ! comme dit l’autre : « Une vie de feu bout dans mes veines !… Chaque femme serait pour moi le don d’un monde !… j’entends à la fois mille rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les éléphants de l’Hindoustan et prendre pour cure-dent la flèche de la cathédrale de Strasbourg ! La vie est le bien suprême ! » Et moi je ne puis pas vivre !…
Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau ? Pourquoi cette asymétrie entre les deux côtés de mon visage ? (mon visage !), cette proéminence effrayante de sourcils, cette avancée subite de la mâchoire inférieure ? Pourquoi ce chaos ? L’Homme qui rit était bien heureux. Au moins, il riait ! il riait pour les autres !… Mais moi, qu’est-ce que je suis pour les autres ? Ni celui qui rit, ni celui qui pleure ! Ma face est un mystère épouvantable !
Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m’entraînera peut-être plus loin que je ne le désirerais ?…
Ma foi ! dans l’état d’esprit où je suis, qu’ai-je à craindre ? qu’ai-je à redouter ? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure peut m’arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit !… Je n’avais plus qu’une raison de vivre : voir Christine ! Depuis que je l’ai vue embrasser un monsieur qu’elle cache dans une armoire, comme disent les matelots : « À Dieu vat ! »…
Eh bien, il n’y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid que cela ! Il y a encore deux ans, je m’imaginais que ma figure n’était point nécessairement, pour tout le monde, un objet d’horreur ! Je savais bien, hélas ! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j’avais encore des illusions… Réfugié dans ma tour d’ivoire, devant ma glace, je me prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, de trois quarts, je me faisais des mines, j’essayais différentes façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il n’eût pas été déshonorant de se rapprocher… J’en étais arrivé à me dire, par exemple, que je n’étais pas beaucoup plus laid que Verlaine… qui a été aimé, qui a su ce que c’est que l’amour, tout l’amour, si on l’en croit…
« Ah ! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos bouches !… qu’il était bleu le ciel, et grand l’espoir ! » etc.
Ah ! la bouche de Verlaine ! Paix à ses cendres, c’est mon plus grand poète !…
Tout de même, je me disais : S’il a été aimé, ça n’est certes pas pour sa beauté ! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire uniquement par le rêve, par le rêve d’un poète, par ce que contient de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une nature ironique et marâtre. Le tout est d’avoir l’occasion de se faire comprendre ! Cette occasion, voilà comme je la fis naître…
À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j’avais eu un joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des élèves femmes. Je n’eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, une jeune fille se présentait : Mlle Henriette Havard, charmante, paraissant fort intelligente, disant qu’elle avait perdu ses parents, qu’elle était à charge à une vieille tante et qu’elle voulait gagner sa vie. Elle me proposait d’être en même temps mon élève et mon employée. L’affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris une petite villa, à l’orée d’un bois, à quelques pas d’un étang, dans un endroit assez désert ; mais j’aime la solitude ; j’imaginai sans peine que je l’aimerais davantage avec cette jolie fille. C’est là, du reste, que je travaillais tous les étés. J’y donnai rendez-vous à Henriette pour le lendemain.
Ce soir-là, je m’étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la campagne, elle put me voir, au grand jour.
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