Elle avait aussi des
choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d’or. J’y
admirai les ailes éployées d’un aigle. « C’est ma tante qui me
l’a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille.
Cela me vieillit parce qu’elle me l’a donnée pour mes vingt
ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus
vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une
possession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si
difficiles et si désirables), la pauvreté, plus généreuse que
l’opulence, donne aux femmes, bien plus que la toilette qu’elles ne
peuvent pas acheter, le désir de cette toilette qui en est la
connaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu’elle
n’avait pu s’offrir ces choses, moi, parce qu’en les faisant faire
je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme des étudiants
connaissant tout d’avance des tableaux qu’ils sont avides d’aller
voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieu
de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces
visiteurs à qui la promenade dans un musée, n’étant précédée
d’aucun désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, de
fatigue et d’ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet,
aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine, qui les
avait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutie
qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste
dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou
l’écharpe, et connus dans toutes leurs parties – et pour moi qui
étais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faire
expliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, le
chic de la chose, et l’inimitable façon du grand faiseur – une
importance, un charme qu’ils n’avaient certes pas pour la duchesse,
rassasiée avant même d’être en état d’appétit, ou même pour moi si
je les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telle
ou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez les
couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une.
Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son
genre la plus jolie, avec tous les raffinements qu’y eussent
apportés Mme de Guermantes ou Mme Swann, de
ces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait, du
moment qu’elle les avait aimées d’abord et isolément.
Quand on a été épris d’un peintre, puis d’un autre, on peut à la
fin avoir pour tout le musée une admiration qui n’est pas glaciale,
car elle est faite d’amours successives, chacune exclusive en son
temps, et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n’était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elle
était seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi.
Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se
trompant d’ailleurs : « Je suis épouvantée en pensant que
sans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas. Vous m’avez
ouvert un monde d’idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que je
suis devenue, je ne le dois qu’à vous. »
On sait qu’elle avait parlé semblablement de mon influence sur
Andrée. L’une ou l’autre avait-elle un sentiment pour moi ?
Et, en elles-mêmes, qu’étaient Albertine et Andrée ? Pour le
savoir, il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cette
attente perpétuelle de vous où vous passez toujours autres ;
il faudrait ne plus vous aimer, pour vous fixer, ne plus connaître
votre interminable et toujours déconcertante arrivée, ô jeunes
filles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons de
vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu’à peine, dans la
vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous
l’ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un
attrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d’or
toujours dissemblables et qui dépassent toujours notre
attente ! À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à ce
qu’elle était la fois précédente (mettant en pièces dès que nous
l’apercevons le souvenir que nous avions gardé et le désir que nous
nous proposions), que la stabilité de nature que nous lui prêtons
n’est que fictive et pour la commodité du langage. On nous a dit
qu’une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine des sentiments
les plus délicats. Notre imagination le croit sur parole, et quand
nous apparaît pour la première fois, sous la ceinture crespelée de
ses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous craignons
presque que cette trop vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu
même, ne puisse jamais être pour nous l’amante que nous avons
souhaitée. Du moins, que de confidences nous lui faisons dès la
première heure, sur la foi de cette noblesse de cœur ! que de
projets convenus ensemble ! Mais quelques jours après, nous
regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille
rencontrée nous tient, la seconde fois, les propos d’une lubrique
furie. Dans les faces successives qu’après une pulsation de
quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n’est
même pas certain qu’un movimentum, extérieur à ces jeunes
filles, n’ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver
pour mes jeunes filles de Balbec.
On vous vante la douceur, la pureté d’une vierge. Mais après
cela on sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux,
et on lui conseille de se montrer plus hardie. En soi-même
était-elle plutôt l’une ou l’autre ? Peut-être pas, mais
capable d’accéder à tant de possibilités diverses dans le courant
vertigineux de la vie. Pour une autre, dont tout l’attrait résidait
dans quelque chose d’implacable (que nous comptions fléchir à notre
manière), comme, par exemple, pour la terrible sauteuse de Balbec
qui effleurait dans ses bonds les crânes des vieux messieurs
épouvantés, quelle déception quand, dans la nouvelle face offerte
par cette figure, au moment où nous lui disions des tendresses
exaltées par le souvenir de tant de duretés envers les autres, nous
l’entendions, comme entrée de jeu, nous dire qu’elle était timide,
qu’elle ne savait jamais rien dire de sensé à quelqu’un la première
fois, tant elle avait peur, et que ce n’est qu’au bout d’une
quinzaine de jours qu’elle pourrait causer tranquillement avec
nous. L’acier était devenu coton, nous n’aurions plus rien à
essayer de briser, puisque d’elle-même elle perdait toute
consistance. D’elle-même, mais par notre faute peut-être, car les
tendres paroles que nous avions adressées à la Dureté lui avaient
peut-être, même sans qu’elle eût fait de calcul intéressé, suggéré
d’être tendre.
Ce qui nous désolait néanmoins n’était qu’à demi maladroit, car
la reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous
obliger à plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne
dis pas qu’un jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes
filles, nous n’assignerons pas des caractères très tranchés, mais
c’est qu’elles auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne
sera plus pour notre cœur l’apparition qu’il attendait autre et qui
le laisse bouleversé, chaque fois, d’incarnations nouvelles. Leur
immobilité viendra de notre indifférence qui les livrera au
jugement de l’esprit. Celui-ci ne conclura pas, du reste, d’une
façon beaucoup plus catégorique, car après avoir jugé que tel
défaut, prédominant chez l’une, était heureusement absent de
l’autre, il verra que le défaut avait pour contrepartie une qualité
précieuse. De sorte que du faux jugement de l’intelligence,
laquelle n’entre en jeu que quand on cesse de s’intéresser,
sortiront définis des caractères stables de jeunes filles, lesquels
ne nous apprendront pas plus que les surprenants visages apparus
chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de notre attente,
nos amies se présentaient tous les jours, toutes les semaines, trop
différentes pour nous permettre, la course ne s’arrêtant pas, de
classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments, nous en avons
parlé trop souvent pour le redire, bien souvent un amour n’est que
l’association d’une image de jeune fille (qui sans cela nous eût
été vite insupportable) avec les battements de cœur inséparables
d’une attente interminable, vaine, et d’un « lapin » que
la demoiselle nous a posé. Tout cela n’est pas vrai seulement pour
les jeunes gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes.
Dès le temps où notre récit est arrivé, il paraît, je l’ai su
depuis, que la nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel et
sur M. de Charlus. Mon mécanicien, venant au renfort de l’amour
qu’elle avait pour Morel, lui avait vanté, comme existant chez le
violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était que
trop portée à croire. Et, d’autre part, Morel ne cessait de lui
dire le rôle de bourreau que M.
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