Mais je ne me l’étais même pas demandé, étant tout à la
joie, dans le matin rayonnant, après l’effroi de rester à Balbec,
d’emmener Albertine. Mais, à ce projet, si au début ma mère n’avait
pas été hostile (parlant gentiment à mon amie comme une maman dont
le fils vient d’être gravement blessé, et qui est reconnaissante à
la jeune maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l’était
devenue depuis qu’il s’était trop complètement réalisé et que le
séjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous en
l’absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux pourtant pas
dire que ma mère me la manifestât jamais. Comme autrefois, quand
elle avait cessé d’oser me reprocher ma nervosité, ma paresse,
maintenant elle se faisait un scrupule – que je n’ai peut-être pas
tout à fait deviné au moment, ou pas voulu deviner – de risquer, en
faisant quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je lui
avais dit que j’allais me fiancer, d’assombrir ma vie, de me rendre
plus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être, pour
quand elle-même ne serait plus, le remords de l’avoir peinée en
épousant Albertine. Maman préférait paraître approuver un choix sur
lequel elle avait le sentiment qu’elle ne pourrait pas me faire
revenir. Mais tous ceux qui l’ont vue à cette époque m’ont dit qu’à
sa douleur d’avoir perdu sa mère s’ajoutait un air de perpétuelle
préoccupation. Cette contention d’esprit, cette discussion
intérieure, donnait à maman une grande chaleur aux tempes et elle
ouvrait constamment les fenêtres pour se rafraîchir. Mais, de
décision, elle n’arrivait pas à en prendre de peur de
« m’influencer » dans un mauvais sens et de gâter ce
qu’elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre à
m’empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison. Elle ne
voulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps que
cela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant,
ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous cas, elle regrettait
d’avoir été obligée de nous laisser tous les deux seuls, en partant
juste à ce moment pour Combray, où elle pouvait avoir à rester (et
en fait resta) de longs mois, pendant lesquels ma grand’tante eut
sans cesse besoin d’elle jour et nuit. Tout, là-bas, lui fut rendu
facile, grâce à la bonté, au dévouement de Legrandin qui, ne
reculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine son
retour à Paris, sans connaître beaucoup ma tante, simplement
d’abord parce qu’elle avait été une amie de sa mère, puis parce
qu’il sentit que la malade, condamnée, aimait ses soins et ne
pouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave de
l’âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière. Moi,
cependant, au contraire de maman, j’étais fort heureux de son
déplacement à Combray, sans lequel j’eusse craint (ne pouvant pas
dire à Albertine de la cacher) qu’elle ne découvrît son amitié pour
Mlle Vinteuil. C’eût été pour ma mère un obstacle
absolu, non seulement à un mariage dont elle m’avait d’ailleurs
demandé de ne pas parler encore définitivement à mon amie et dont
l’idée m’était de plus en plus intolérable, mais même à ce que
celle-ci passât quelque temps à la maison. Sauf une raison si grave
et qu’elle ne connaissait pas, maman, par le double effet de
l’imitation édifiante et libératrice de ma grand’mère, admiratrice
de George Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblesse
du cœur, et, d’autre part, de ma propre influence corruptrice,
était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de qui
elle se fût montrée sévère autrefois, ou même aujourd’hui, si elles
avaient été de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, mais
dont je lui vantais la grande âme et auxquelles elle pardonnait
beaucoup parce qu’elles m’aimaient bien. Malgré tout et même en
dehors de la question des convenances, je crois qu’Albertine eût
été insupportable à maman, qui avait gardé de Combray, de ma tante
Léonie, de toutes ses parentes, des habitudes d’ordre dont mon amie
n’avait pas la première notion.
Elle n’aurait pas fermé une porte et, en revanche, ne se serait
pas plus gênée d’entrer quand une porte était ouverte que ne fait
un chien ou un chat. Son charme, un peu incommode, était ainsi
d’être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bête
domestique, qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se trouve
partout où on ne s’y attend pas et qui venait – c’était pour moi un
repos profond – se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire une
place d’où elle ne bougeait plus, sans gêner comme l’eût fait une
personne. Pourtant, elle finit par se plier à mes heures de
sommeil, à ne pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre,
mais à ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonné. C’est
Françoise qui lui imposa ces règles.
Elle était de ces domestiques de Combray sachant la valeur de
leur maître et que le moins qu’elles peuvent est de lui faire
rendre entièrement ce qu’elles jugent qui lui est dû. Quand un
visiteur étranger donnait un pourboire à Françoise à partager avec
la fille de cuisine, le donateur n’avait pas le temps d’avoir remis
sa pièce que Françoise, avec une rapidité, une discrétion et une
énergie égales, avait passé la leçon à la fille de cuisine qui
venait remercier non pas à demi-mot, mais franchement, hautement,
comme Françoise lui avait dit qu’il fallait le faire. Le curé de
Combray n’était pas un génie, mais, lui aussi, savait ce qui se
devait. Sous sa direction, la fille de cousins protestants de
Mme Sazerat s’était convertie au catholicisme et la
famille avait été parfaite pour lui : il fut question d’un
mariage avec un noble de Méséglise. Les parents du jeune homme
écrivirent, pour prendre des informations, une lettre assez
dédaigneuse et où l’origine protestante était méprisée. Le curé de
Combray répondit d’un tel ton que le noble de Méséglise, courbé et
prosterné, écrivit une lettre bien différente, où il sollicitait
comme la plus précieuse faveur de s’unir à la jeune fille.
Françoise n’eut pas de mérite à faire respecter mon sommeil par
Albertine. Elle était imbue de la tradition. À un silence qu’elle
garda, ou à la réponse péremptoire qu’elle fit à une proposition
d’entrer chez moi ou de me faire demander quelque chose, qu’avait
dû innocemment formuler Albertine, celle-ci comprit avec stupeur
qu’elle se trouvait dans un monde étrange, aux coutumes inconnues,
réglé par des lois de vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre.
Elle avait déjà eu un premier pressentiment de cela à Balbec, mais,
à Paris, n’essaya même pas de résister et attendit patiemment
chaque matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.
L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire, d’ailleurs, à
notre vieille servante elle-même, en calmant peu à peu les
gémissements que, depuis le retour de Balbec, elle ne cessait de
pousser. Car, au moment de monter dans le tram, elle s’était
aperçue qu’elle avait oublié de dire adieu à la
« gouvernante » de l’Hôtel, personne moustachue qui
surveillait les étages, connaissait à peine Françoise, mais avait
été relativement polie pour elle. Françoise voulait absolument
faire retour en arrière, descendre du tram, revenir à l’Hôtel,
faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le lendemain. La
sagesse, et surtout mon horreur subite de Balbec, m’empêchèrent de
lui accorder cette grâce, mais elle en avait contracté une mauvaise
humeur maladive et fiévreuse que le changement d’air n’avait pas
suffi à faire disparaître et qui se prolongeait à Paris.
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