Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait. Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’hui qui disent : au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’on retrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise ; j’avais appris de la deuxième, dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.

Je mentirais en disant que, ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans, qu’elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de « Guillaume le Conquérant », qui s’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.

Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France.

S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d’histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n’avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom à l’anglaise. Il faut, du reste, admirer la touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir s’appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui, brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire autrement, s’appliquaient à la prononciation qu’ils n’avaient pu supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du comte de Chambord, pour taquiner son mari d’être devenu Orléaniste, aimait à proclamer : « Nous les vieux de Frochedorf ». Le visiteur qui avait cru bien faire en disant jusque-là « Frohsdorf » tournait casaque au plus court et disait sans cesse « Frochedorf ».

Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme exquis qu’elle m’avait présenté comme son neveu et dont j’avais mal entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler : « C’est l’… i Eon l… b… frère à Robert. Il prétend qu’il a la forme du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris qu’elle avait dit : C’est le petit Léon, le prince de Léon, beau-frère, en effet, de Robert de Saint-Loup. « En tous cas, je ne sais pas s’il en a le crâne, ajouta-t-elle, mais sa façon de s’habiller, qui a du reste beaucoup de chic, n’est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j’étais chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu des paysans d’un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges du beau-frère de Robert. « Qu’est-ce que tu as à me regarder, je parie que tu ne sais pas qui je suis », lui dit Léon. Et comme le paysan lui disait que non. « Eh bien, je suis ton prince. – Ah ! répondit le paysan en se découvrant et en s’excusant, je vous avais pris pour un englische. »

Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes sur les Rohan (avec qui sa famille s’était souvent alliée), sa conversation s’imprégnait un peu du charme mélancolique des Pardons, et, comme dirait ce vrai poète qu’est Pampille, de « l’âpre saveur des crêpes de blé noir, cuites sur un feu d’ajoncs ».

Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se faisait porter chez Mme H… , aveugle), elle contait les années moins tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en chaussons pour prendre le thé avec le roi d’Angleterre, auquel il ne se trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu’elle lui ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux du Périgord.

D’ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée elle-même, un grand charme que n’aurait jamais su avoir une Parisienne d’origine, et ces simples noms d’Anjou, de Poitou, de Périgord, refaisaient dans sa conversation des paysages.

Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de Guermantes, c’est par ce côté que la noblesse se montre vraiment conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d’un peu puéril, d’un peu dangereux, de réfractaire à l’évolution, mais aussi d’amusant pour l’artiste. Je voulais savoir comment on écrivait autrefois le mot Jean. Je l’appris en recevant une lettre du neveu de Mme de Villeparisis, qui signe – comme il a été baptisé, comme il figure dans le Gotha – Jehan de Villeparisis, avec la même belle H inutile, héraldique, telle qu’on l’admire, enluminée de vermillon ou d’outremer, dans un livre d’heures ou dans un vitrail.

Malheureusement, je n’avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces visites, car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon amie. Or, ce n’était jamais qu’au compte-gouttes que je pouvais obtenir de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels m’étaient utiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. « Par exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de Saint-Euverte, avant d’aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges ; vous étiez inouïe, vous aviez l’air d’une espèce de grande fleur de sang, d’un rubis en flammes, comment cela s’appelait-il ? Est-ce qu’une jeune fille peut mettre ça ? »

La duchesse, rendant à son visage fatigué la radieuse expression qu’avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait, jadis, des compliments, regarda, en riant aux larmes, d’un air moqueur, interrogatif et ravi, M. de Bréauté, toujours là à cette heure, et qui faisait tiédir, sous son monocle, un sourire indulgent pour cet amphigouri d’intellectuel, à cause de l’exaltation physique de jeune homme qu’il lui semblait cacher. La duchesse avait l’air de dire : « Qu’est-ce qu’il a, il est fou. » Puis se tournant vers moi d’un air câlin : « Je ne savais pas que j’avais l’air d’un rubis en flammes ou d’une fleur de sang, mais je me rappelle, en effet, que j’ai eu une robe rouge : c’était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m’avez dit que la vôtre ne sortait pas le soir. C’est une robe de grande soirée, cela ne peut pas se mettre pour faire des visites. »

Ce qui est extraordinaire, c’est que de cette soirée, en somme pas si ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui tenir à cœur. Il semble que, chez les êtres d’action (et les gens du monde sont des êtres d’actions minuscules, microscopiques, mais enfin des êtres d’action), l’esprit, surmené par l’attention à ce qui se passera dans une heure, ne confie que très peu de choses à la mémoire. Bien souvent, par exemple, ce n’était pas pour donner le change et paraître ne pas s’être trompé que M. de Norpois, quand on lui partait de pronostics qu’il avait émis au sujet d’une alliance avec l’Allemagne qui n’avait même pas abouti, disait : « Vous devez vous tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car, dans ces sortes de conversations, je suis toujours très laconique et je n’aurais jamais prédit le succès d’un de ces coups d’éclat qui ne sont souvent que des coups de tête, et dégénèrent habituellement en coups de force.