– Aussi a-t-il pris la fuite avant d’être
arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas debout. D’ailleurs,
même si c’était vraisemblable, je trouve le mot carrément idiot. Si
c’est ça que vous trouvez spirituel ! – Mon Dieu, ma ière
Oriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit, commençait à
lâcher pied, le mot n’est pas de moi, je vous le répète tel qu’on
me l’a dit, prenez-le pour ce qu’il vaut. En tous cas il a été
cause que M. Cartier a été tancé d’importance par cet excellent La
Trémoïlle qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais qu’on parle
dans son salon de ce que j’appellerai, comment dire ? les
affaires en cours, et qui était d’autant plus contrarié qu’il y
avait là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir
de la part de La Trémoïlle une véritable mercuriale. – Bien
entendu, dit le duc, de fort mauvaise humeur, les Alphonse
Rothschild, bien qu’ayant le tact de ne jamais parler de cette
abominable affaire, sont dreyfusards dans l’âme, comme tous les
Juifs. C’est même là un argument ad hominem (le duc
employait un peu à tort et à travers l’expression ad
hominem) qu’on ne fait pas assez valoir pour montrer la
mauvaise foi des Juifs. Si un Français vole, assassine, je ne me
crois pas tenu, parce qu’il est Français comme moi, de le trouver
innocent. Mais les Juifs n’admettront jamais qu’un de leurs
concitoyens soit traître, bien qu’ils le sachent parfaitement et se
soucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensait
naturellement à l’élection maudite de Chaussepierre) que le crime
d’un des leurs peut amener jusque… Voyons Oriane, vous n’allez pas
prétendre que ce n’est pas accablant pour les Juifs ce fait qu’ils
soutiennent tous un traître. Vous n’allez pas me dire que ce n’est
pas parce qu’ils sont Juifs. – Mon Dieu si, répondit Oriane
(éprouvant avec un peu d’agacement, un certain désir de résister au
Jupiter tonnant et aussi de mettre « l’intelligence »
au-dessus de l’affaire Dreyfus). Mais c’est peut-être justement
parce qu’étant Juifs et se connaissant eux-mêmes, ils savent qu’on
peut être Juif et ne pas être forcément traître et anti-français,
comme le prétend, paraît-il, M. Drumont. Certainement s’il avait
été chrétien, les Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais
ils l’ont fait parce qu’ils sentent bien que s’il n’était pas Juif,
on ne l’aurait pas cru si facilement traître a priori,
comme dirait mon neveu Robert. – Les femmes n’entendent rien à la
politique, s’écria le duc en fixant des yeux la duchesse. Car ce
crime affreux n’est pas simplement une cause juive, mais bel et
bien une immense affaire nationale qui peut amener les plus
effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser
tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises
jusqu’ici l’aient été (d’une façon ignoble qui devrait être
revisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus
éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l’écart
pour le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis
précipitamment à parler robes.
« Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que
vous avez été aimable avec moi ? – La première fois que j’ai
été aimable avec lui », reprit-elle en regardant en riant M.
de Bréauté, dont le bout du nez s’amenuisait, dont le sourire
s’attendrissait, par politesse pour Mme de Guermantes,
et dont la voix de couteau qu’on est en train de repasser fit
entendre quelques sons vagues et rouillés. « Vous aviez une
robe jaune avec de grandes fleurs noires. – Mais, mon petit, c’est
la même chose, ce sont des robes de soirée. – Et votre chapeau de
bleuets, que j’ai tant aimé ! Mais enfin tout cela c’est du
rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question
un manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin.
Est-ce que ce serait impossible que je le visse ? – Non,
Hannibal est obligé de s’en aller dans un instant. Vous viendrez
chez moi et ma femme de chambre vous montrera tout ça. Seulement,
mon petit, je veux bien vous prêter tout ce que vous voudrez, mais
si vous faites faire des choses de Callot, de Doucet, de Paquin par
de petites couturières, cela ne sera jamais la même chose. – Mais
je ne veux pas du tout aller chez une petite couturière, je sais
très bien que ce sera autre chose ; mais cela m’intéresserait
de comprendre pourquoi ce sera autre chose. – Mais vous savez bien
que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une bête, je parle
comme une paysanne. C’est une question de tour de main, de
façon ; pour les fourrures je peux, au moins, vous donner un
mot pour mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais
vous savez que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs.
– Et cette robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez
l’autre soir, et qui est sombre, duveteuse, tachetée, striée d’or
comme une aile de papillon ? – Ah ! ça, c’est une robe de
Fortuny. Votre jeune fille peut très bien mettre cela chez elle.
J’en ai beaucoup, je vais vous en montrer, je peux même vous en
donner si cela vous fait plaisir. Mais je voudrais surtout que vous
vissiez celle de ma cousine Talleyrand.
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