Et, peut-être, ces bruits avaient-ils été
devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus
pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une
tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à
certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à
la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi,
qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières
closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en
musique. Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je perçus la
vie extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta
que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le bruit
d’une conversation ; comme ma mère était à Combray et qu’il ne
trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais
tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu’Albertine
habitait alors avec moi, comprenant que je l’avais cachée à tout le
monde, il déclara qu’il voyait enfin la raison pour laquelle, à
cette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa.
Il était d’ailleurs fort excusable, car la réalité même, si elle
est nécessaire, n’est pas complètement prévisible. Ceux qui
apprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirent
aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait
nouvellement découvert l’explication de choses qui précisément
n’ont aucun rapport avec lui.
Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notre
retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi,
qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle
avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans
le cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, fort
tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue,
comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le
caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que
nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sorte
de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce
n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer
au quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un
malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans
le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de
plus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait inévitable, le
fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu’au
point qu’il y a presque sacrilège apparent à constater l’identité
de la grâce octroyée !
Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma
chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se
gênait pas pour faire un peu de bruit, en se baignant, dans son
cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure
plus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienne
et qui était agréable. Jadis, un directeur de théâtre dépensait des
centaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes le
trône où la diva jouait un rôle d’impératrice. Les ballets russes
nous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigés
là où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cette
décoration, déjà plus immatérielle, n’est pas si gracieuse pourtant
que celle par quoi, à huit heures du matin, le soleil remplace
celle que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nous
levions qu’à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour
qu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutes
froncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup
jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant
doucement en moi un jeune homme plus ancien, qu’avait caché
longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse été
en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même
pas la présence d’un oiseau. Car j’entendais Albertine siffler sans
trêve :
Les douleurs sont des folles,
Et qui les écoute est encor plus fou.
Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvais
goût musical. Cette chanson, du reste, avait ravi, l’été passé,
Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c’était
une ineptie, de sorte que, au lieu de demander à Albertine de la
chanter, quand elle avait du monde, elle y substitua :
Une chanson d’adieu sort des sources troublées,
qui devint à son tour « une vieille rengaine de Massenet,
dont la petite nous rebat les oreilles ».
Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s’éteindre
et rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau de
verre.
Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui
d’Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, en
ayant une autre dans la partie opposée de l’appartement, n’avait
jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si minces
que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre,
poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit de
l’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïté
du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est
si rare.
D’autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que je
le voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambre
avant que j’eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dont
avait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandait
si longtemps, que, souvent, las de chercher à l’atteindre et
content d’être seul, je restais quelques instants presque rendormi.
Ce n’est pas que je fusse absolument indifférent au séjour
d’Albertine chez nous. Sa séparation d’avec ses amies réussissait à
épargner à mon cœur de nouvelles souffrances. Elle le maintenait
dans un repos, dans une quasi-immobilité qui l’aideraient à guérir.
Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie était apaisement de
la souffrance plutôt que joie. Non pas qu’il ne me permît d’en
goûter de nombreuses, auxquelles la douleur trop vive m’avait
fermé, mais ces joies, loin de les devoir à Albertine, que
d’ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et avec laquelle je
m’ennuyais, que j’avais la sensation nette de ne pas aimer, je les
goûtais au contraire pendant qu’Albertine n’était pas auprès de
moi. Aussi, pour commencer la matinée, je ne la faisais pas tout de
suite appeler, surtout s’il faisait beau. Pendant quelques
instants, et sachant qu’il me rendait plus heureux qu’Albertine, je
restais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueur
chantant du soleil et dont j’ai déjà parlé. De ceux qui composent
notre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont le
plus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeter
l’un après l’autre par terre, il en restera encore deux ou trois
qui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certain
philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deux
œuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernier
de tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas le
petit bonhomme fort semblable à un autre que l’opticien de Combray
avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu’il
faisait et qui, ôtant son capuchon dès qu’il y avait du soleil, le
remettait s’il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connais
son égoïsme : je peux souffrir d’une crise d’étouffements que
la venue seule de la pluie calmerait, lui ne s’en soucie pas, et
aux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaîté,
il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je crois
bien qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi »
seront morts, s’il vient à briller un rayon de soleil tandis que je
pousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique se
sentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter :
« Ah ! enfin, il fait beau. »
Je sonnais Françoise. J’ouvrais le Figaro. J’y
cherchais et constatais que ne s’y trouvait pas un article, ou
prétendu tel, que j’avais envoyé à ce journal et qui n’était, un
peu arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefois
dans la voiture du docteur Percepied, en regardant les clochers de
Martainville. Puis, je lisais la lettre de maman. Elle trouvait
bizarre, choquant, qu’une jeune fille habitât seule avec moi. Le
premier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m’avait vu si
malheureux et s’était inquiétée de me laisser seul, peut-être ma
mère avait-elle été heureuse en apprenant qu’Albertine partait avec
nous et en voyant que, côte à côte avec nos propres malles (les
malles auprès desquelles j’avais passé la nuit à l’Hôtel de Balbec
en pleurant), on avait chargé sur le tortillard celles d’Albertine,
étroites et noires, qui m’avaient paru avoir la forme de cercueils
et dont j’ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie ou
la mort.
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