La vie de certaines
villes, la gaîté de certaines promenades reprenaient en moi leur
place. Frémissant tout entier autour de la corde vibrante, j’aurais
sacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passées à la
gomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.
Si je n’étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue
course, mon esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoir
refusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en
imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles,
plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles du
même genre n’étaient que l’intermittente apparition et que j’avais
vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages
qu’il fallait, et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que je
pusse le suivre de mon lit, l’évangile du jour. Cette matinée
idéale comblait mon esprit de réalité permanente, identique à
toutes les matinées semblables, et me communiquait une allégresse
que mon état de débilité ne diminuait pas : le bien-être
résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que de
l’excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout
aussi bien qu’en augmentant celles-ci, en restreignant notre
activité. Celle dont je débordais, et que je maintenais en
puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement
bondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne
sur elle-même.
Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y
jetait quelques brindilles, dont l’odeur, oubliée pendant tout
l’été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans
lequel, m’apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray,
tantôt à Doncières, j’étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à
Paris, que si j’avais été sur le point de partir en promenade du
côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant
du service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu’ont
tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a
collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la
tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison,
d’une part, privent d’aller chercher dans la nature des tableaux
qui ressemblent à ces souvenirs et, d’autre part, laissent assez
confiants qu’ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-vis
d’eux en état de désir, d’appétit et ne pas les considérer
seulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais eussent-ils
dû n’être jamais que cela pour moi et eussé-je pu, en me les
rappelant, les revoir seulement, que soudain ils refaisaient en
moi, de moi tout entier, par la vertu d’une sensation identique,
l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. Il n’y avait pas eu
seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre
modification d’odeurs, mais en moi différence d’âge, substitution
de personne. L’odeur, dans l’air glacé, des brindilles de bois,
c’était comme un morceau du passé, une banquise invisible détachée
d’un hiver ancien qui s’avançait dans ma chambre, souvent striée,
d’ailleurs, par tel parfum, telle lueur, comme par des années
différentes, où je me retrouvais replongé, envahi, avant même que
je les eusse identifiées, par l’allégresse d’espoirs abandonnés
depuis longtemps. Le soleil venait jusqu’à mon lit et traversait la
cloison transparente de mon corps aminci, me chauffait, me rendait
brûlant comme du cristal. Alors, convalescent affamé qui se repaît
déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, je me demandais si
me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me
faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un
autre être, qu’en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de
sa présence continuelle et en me privant, à jamais, des joies de la
solitude.
Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journée
que des désirs, il en est certains – ceux que provoquent non plus
les choses mais les êtres – dont le caractère est d’être
individuels. Si, sortant de mon lit, j’allais écarter un instant le
rideau de ma fenêtre, ce n’était pas seulement comme un musicien
ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et
dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason
que dans mon souvenir, c’était aussi pour apercevoir quelque
blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier
bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le
crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune
fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que les
différences de lignes, peut-être quantitativement insignifiantes,
suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une
phrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision de
laquelle j’aurais appauvri la journée des buts qu’elle pouvait
proposer à mes désirs de bonheur. Mais si le surcroît de joie,
apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a
priori, me rendait plus désirables, plus dignes d’être
explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la
soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d’être libre. Que de
fois, au moment où la femme inconnue dont j’allais rêver passait
devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de
son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard
qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l’embrasure de
ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans
lequel m’attendait l’offre d’un bonheur qu’ainsi cloîtré je ne
goûterais jamais !
D’Albertine, en revanche, je n’avais plus rien à apprendre.
Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu’elle
excitait chez les autres, quand, l’apprenant, je recommençais à
souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un
haut pavois. Elle était capable de me causer de la souffrance,
nullement de la joie. Par la souffrance seule subsistait mon
ennuyeux attachement. Dès qu’elle disparaissait, et avec elle le
besoin de l’apaiser, requérant toute mon attention comme une
distraction atroce, je sentais le néant qu’elle était pour moi, que
je devais être pour elle. J’étais malheureux que cet état durât et,
par moments, je souhaitais d’apprendre quelque chose d’épouvantable
qu’elle aurait fait et qui eût été capable, jusqu’à ce que je fusse
guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous
réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui
nous liait.
En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs,
de lui procurer auprès de moi l’illusion de ce bonheur que je ne me
sentais pas capable de lui donner. J’aurais voulu, dès ma guérison,
partir pour Venise ; mais comment le faire, si j’épousais
Albertine, moi, si jaloux d’elle que, même à Paris, dès que je me
décidais à bouger c’était pour sortir avec elle. Même quand je
restais à la maison toute l’après-midi, ma pensée la suivait dans
sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait
autour du centre que j’étais une zone mobile d’incertitude et de
vague. « Combien Albertine, me disais-je, m’épargnerait les
angoisses de la séparation si, au cours d’une de ces promenades,
voyant que je ne lui parlais plus de mariage, elle se décidait à ne
pas revenir, et partait chez sa tante, sans que j’eusse à lui dire
adieu ! » Mon cœur, depuis que sa plaie se cicatrisait,
commençait à ne plus adhérer à celui de mon amie ; je pouvais
par l’imagination la déplacer, l’éloigner de moi sans souffrir.
Sans doute, à défaut de moi-même, quelque autre serait son époux,
et, libre, elle aurait peut-être de ces aventures qui me faisaient
horreur. Mais il faisait si beau, j’étais si certain qu’elle
rentrerait le soir, que, même si cette idée de fautes possibles me
venait à l’esprit, je pouvais, par un acte libre, l’emprisonner
dans une partie de mon cerveau, où elle n’avait pas plus
d’importance que n’en auraient eu pour ma vie réelle les vices
d’une personne imaginaire ; faisant jouer les gonds assouplis
de ma pensée, j’avais, avec une énergie que je sentais, dans ma
tête, à la fois physique et mentale comme un mouvement musculaire
et une initiative spirituelle, dépassé l’état de préoccupation
habituelle où j’avais été confiné jusqu’ici et commençais à me
mouvoir à l’air libre, d’où tout sacrifier pour empêcher le mariage
d’Albertine avec un autre et faire obstacle à son goût pour les
femmes paraissait aussi déraisonnable à mes propres yeux qu’à ceux
de quelqu’un qui ne l’eût pas connue.
D’ailleurs, la jalousie est de ces maladies intermittentes, dont
la cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez le
même malade, parfois entièrement différente chez un autre. Il y a
des asthmatiques qui ne calment leur crise qu’en ouvrant les
fenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur les
hauteurs ; d’autres en se réfugiant au centre de la ville,
dans une chambre enfumée. Il n’est guère de jaloux dont la jalousie
n’admette certaines dérogations. Tel consent à être trompé pourvu
qu’on le lui dise, tel autre pourvu qu’on le lui cache, en quoi
l’un n’est guère moins absurde que l’autre, puisque, si le second
est plus véritablement trompé en ce qu’on lui dissimule la vérité,
le premier réclame, en cette vérité, l’aliment, l’extension, le
renouvellement de ses souffrances.
Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souvent
au delà des paroles qu’elles implorent ou qu’elles refusent des
confidences. On voit des jaloux qui ne le sont que des femmes avec
qui leur maîtresse a des relations loin d’eux, mais qui permettent
qu’elle se donne à un autre homme qu’eux, si c’est avec leur
autorisation, près d’eux, et, sinon même à leur vue, du moins sous
leur toit. Ce cas est assez fréquent chez les hommes âgés amoureux
d’une jeune femme. Ils sentent la difficulté de lui plaire, parfois
l’impuissance de la contenter, et, plutôt que d’être trompés,
préfèrent laisser venir chez eux, dans une chambre voisine,
quelqu’un qu’ils jugent incapable de lui donner de mauvais
conseils, mais non du plaisir. Pour d’autres, c’est tout le
contraire ; ne laissant pas leur maîtresse sortir seule une
minute dans une ville qu’ils connaissent, ils la tiennent dans un
véritable esclavage, mais ils lui accordent de partir un mois dans
un pays qu’ils ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenter
ce qu’elle fera.
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