La Promenade au phare
Virginia Woolf
LA PROMENADE AU PHARE
1927
To the Lighthouse
Traduction de M. Lanoire (1929)
LA FENÊTRE
1
« Oui, bien sûr, s’il fait beau demain, dit Mrs. Ramsay. Mais il faudra vous lever à l’aurore », ajouta-t-elle.
Ces paroles causèrent à son fils une joie extraordinaire. Pour lui il était désormais entendu que l’excursion se ferait sûrement et que la merveille contemplée depuis des années et des années, semblait-il, se trouvait maintenant à portée de sa main, qu’il n’en était plus séparé que par une nuit de ténèbres et une journée de navigation. Comme il appartenait, à l’âge de six ans déjà, à la grande famille des êtres incapables de séparer leurs sentiments les uns des autres et d’empêcher la perspective de l’avenir, avec tout ce qu’elle contient de joies et de peines, d’obscurcir la réalité présente ; comme pour ces êtres, si petits qu’ils soient, le tour le plus léger de la roue des sensations a la faculté de cristalliser, de transpercer et de fixer le moment sur lequel il a posé son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis sur le plancher et en train de découper des images dans le catalogue illustré des « Army and Navy Stores »(1) attribuait à celle d’un appareil frigorifique, pendant que parlait sa mère, un caractère de divine félicité. Cet appareil était auréolé de joie. La brouette, la tondeuse de gazon, le bruissement des peupliers, le blanchiment des feuilles avant la pluie, le croassement des corneilles, les balais heurtant les murs, le froufrou des robes – chacune de ces sensations avait dans son esprit une couleur si nette, un aspect si distinct, qu’il possédait déjà son code particulier, son langage secret. Il apparaissait cependant comme l’image de la sévérité inflexible et sans mélange avec son front haut, ses farouches yeux bleus d’une pureté et d’une candeur impeccables, ses légers froncements de sourcils devant le spectacle de la fragilité humaine, et cela au point que sa mère, en le regardant guider adroitement ses ciseaux autour du frigorifique, l’imaginait assis sur un fauteuil de juge, tout en rouge et en hermine, ou en train de diriger quelque grave et formidable entreprise dans une heure critique du gouvernement de son pays.
« Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, il ne fera pas beau. »
Si James avait eu à sa portée une hache, un tisonnier ou toute autre arme susceptible de fendre la poitrine de son père et de le tuer sur place, là, d’un seul coup, il s’en serait emparé. Telles, et aussi extrêmes, étaient les émotions que Mr. Ramsay faisait naître dans le cœur de ses enfants par sa seule présence lorsqu’il se tenait devant eux, à sa façon présente, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec le sourire sarcastique que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui en tous points (aux yeux de James), mais encore la vanité secrète tirée de la rectitude de son propre jugement. Ce qu’il disait était la vérité. C’était toujours la vérité. Il était incapable de ne pas dire la vérité ; il n’altérait jamais un fait, ne modifiait jamais un mot désagréable pour la commodité ou l’agrément d’âme qui vive, ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile, que les faits ne souffrent point de compromis et que le passage au pays fabuleux où nos plus brillants espoirs s’évanouissent, où nos barques fragiles s’engloutissent dans les ténèbres (arrivé à ce point Mr. Ramsay se redressait et fixait l’horizon en rétrécissant ses petits yeux bleus) représente une épreuve qui demande avant tout du courage, de la sincérité et de l’endurance.
« Mais il peut faire beau – je crois qu’il fera beau », répondit Mrs. Ramsay, tortillant avec impatience un bout du bas de couleur rouge sombre qu’elle était en train de tricoter. Si elle le finissait ce soir, si, en définitive, on allait au Phare, elle destinait au gardien cette paire pour son petit garçon menacé de tuberculose de la hanche, ainsi qu’un ballot de vieux magazines et une provision de tabac, et d’ailleurs tout ce qu’elle avait pu ramasser de choses inutiles en somme dans ce qui traînait à la maison et ne faisait qu’encombrer, pour donner à ces pauvres gens qui devaient mourir d’ennui à rester tout le jour sans rien à faire que d’astiquer des lampes, entretenir les mèches et ratisser leur jardinet, de quoi se distraire. Car, demandait-elle, qu’est-ce que vous diriez d’être enfermé pendant tout un mois et peut-être davantage par gros temps, sur un rocher grand comme une pelouse de tennis ; de ne recevoir ni lettres ni journaux et de ne voir personne ; étant marié, de ne pas voir votre femme et d’ignorer comment vont vos enfants, s’ils sont malades, s’ils sont tombés et se sont cassé une jambe ou un bras ; de voir se briser les mêmes vagues mornes pendant des semaines entières, puis arriver une terrible tempête, les fenêtres se couvrir d’écume, les oiseaux se jeter contre la lampe et le phare tout entier osciller, sans qu’on ose mettre le nez dehors de peur d’être balayé par la mer ? Qu’est-ce que vous diriez de ça ? demandait-elle en s’adressant à ses filles en particulier. Aussi, ajoutait-elle, sur un ton un peu changé, il faut porter à ces gens-là toutes les douceurs possibles.
« Ouest en plein », dit Tansley, l’athée, en tenant en l’air ses doigts écartés de manière à faire passer le vent au travers de sa main, car il accompagnait Mr. Ramsay dans sa promenade le long de la terrasse. Cela revenait à dire que le vent soufflait du pire côté pour débarquer au Phare. Oui, il disait des choses désagréables, Mrs. Ramsay était bien obligée d’en convenir. C’était très mal à lui d’insister ainsi et d’augmenter la déception de James. Mais, d’autre part, elle ne voulait pas permettre à ses enfants de se moquer de lui. Ils l’appelaient « l’athée », « le petit athée ». Rose se moquait de lui ; Prue se moquait de lui ; Andrew, Jasper, Roger se moquaient de lui ; le vieux Badger lui-même, qui n’avait plus une seule dent dans la mâchoire, l’avait mordu pour le punir d’être (suivant l’expression de Nancy) le cent dixième jeune homme à leur courir après jusqu’aux Hébrides, alors qu’on aurait été tellement mieux en restant entre soi.
« Que vous êtes sots ! » dit Mrs. Ramsay avec une grande sévérité. Sans parler de cette habitude d’exagérer qu’ils tenaient d’elle, ni de leur façon d’insinuer – c’était d’ailleurs la vérité – qu’elle invitait trop de gens chez elle, au point qu’elle était obligée d’en loger quelques-uns en ville, elle ne pouvait supporter qu’on se montrât incivil à l’égard de ses invités, des jeunes gens en particulier, pauvres comme des rats d’église, « d’un mérite exceptionnel », disait son mari, dont ils étaient de grands admirateurs et chez qui ils venaient passer leurs vacances. Même elle prenait sous sa protection la totalité du sexe qui n’était pas le sien et cela pour des raisons dont elle ne pouvait rendre compte, parce que les hommes sont chevaleresques et vaillants, négocient des traités, gouvernent l’Inde, dirigent les finances et en conséquence enfin d’une certaine attitude envers elle qu’aucune femme ne pouvait manquer de sentir ou d’apprécier et qui consistait en quelque chose de confiant, d’enfantin, de révérend qu’une vieille femme peut accepter d’un jeune homme sans rien perdre de sa dignité. Et malheur à la jeune fille – fasse le Ciel que ce ne fût pas une de ses filles ! – qui n’eût pas senti au plus profond d’elle-même tout le prix de ce sentiment avec tout ce qu’il impliquait.
Elle s’en prit sévèrement à Nancy. Il n’avait pas couru après eux, dit-elle. On l’avait invité.
Il fallait trouver un moyen de sortir de tout cela. Il devait y avoir un moyen plus simple, moins laborieux, soupira-t-elle. Lorsqu’elle se regardait dans la glace et voyait, à cinquante ans, ses cheveux gris et sa joue creuse, elle se disait qu’elle aurait, peut-être, pu tirer un meilleur parti des choses – de son mari, de l’argent, des livres de son mari. Mais, quant à elle, elle ne regretterait jamais, non, pas une seconde, la décision prise ; n’éluderait jamais les difficultés ; n’escamoterait jamais ses devoirs. Elle était maintenant formidable à contempler et ce ne fut qu’en silence, en levant le nez de leur assiette, après ses remarques sévères sur leur conduite envers Charles Tansley, que ses filles, Prue, Nancy, Rose, purent se permettre de jouer avec d’hétérodoxes notions, venues toutes seules dans leurs cervelles, d’une vie différente de la sienne, passée peut-être à Paris ; plus débridée que la leur ; dans laquelle on n’était pas toujours obligée de veiller au bien-être de quelque homme ; car elles avaient toutes dans l’esprit une défiance muette de ce que représentent la déférence, la chevalerie, la Banque d’Angleterre, l’Inde impériale, les doigts ornés de bagues et la dentelle, bien que, pour elles toutes, il y eût dans tout cela un élément d’essentielle beauté qui faisait monter à la surface la virilité contenue dans leurs cœurs de jeunes filles et les faisait, ainsi assises à table sous les yeux de leur mère, honorer l’étrange vérité de celle-ci, ainsi que l’extrême courtoisie grâce à laquelle elle ressemblait à une reine relevant de la boue et lavant le pied malpropre d’un mendiant, et cela pendant qu’elle les réprimandait si vertement à propos de ce malheureux athée qui les avait poursuivis dans l’île de Skye ou – pour parler plus exactement – qu’ils y avaient invité.
« Il n’y aura pas moyen de débarquer au Phare demain », dit en frappant des mains Charles Tansley qui se trouvait debout devant la fenêtre avec Mr. Ramsay.
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