Et, dix minutes plus tard, elle reparaissait avec son panier et son ombrelle, donnant l’impression d’être prête, équipée pour une sortie qu’elle dut cependant interrompre un instant pour, en passant devant la pelouse de tennis, demander s’il n’avait besoin de rien à Mr. Carmichaël qui entrouvrait au soleil ses yeux jaunes de chat semblant, comme ceux des chats, réfléchir le mouvement des branches ou le passage des nuages, sans jamais rien trahir de ses pensées ni de ses émotions. Car ils partaient pour la grande expédition, dit-elle en riant. Ils allaient à la ville. « Pas de timbres, de papier à lettres, de tabac ? » suggéra-t-elle en s’arrêtant près de lui. Non, il n’avait besoin de rien. Ses mains se croisaient sur son ample bedaine, ses yeux clignaient comme s’il eût voulu répondre aimablement à ces douces attentions (elle se montrait séduisante quoique un peu gênée), mais sans pouvoir y arriver tant le gagnait une somnolence faite de gris et de vert qui, sans qu’il fût besoin de parler, les embrassait tous dans une vaste et léthargique bienveillance où flottaient la maison tout entière, le monde tout entier avec tous les habitants ; car il avait versé dans son verre, au lunch, quelques gouttes d’une certaine drogue à laquelle les enfants pensaient qu’il fallait attribuer cette vive traînée jaune serin dans sa moustache et sa barbe, par ailleurs d’une blancheur de lait. Il n’avait besoin de rien, murmura-t-il.
« Il serait devenu un grand philosophe, dit Mrs. Ramsay en descendant la route dans la direction du village de pêcheurs, s’il n’avait pas fait un mariage malheureux. » Tenant son ombrelle très droite en marchant, son air exprimait, sans qu’on sût bien de quelle façon, une attente, comme si elle allait rencontrer quelqu’un au prochain tournant. Elle raconta l’histoire de Mr. Carmichaël : c’était une jeune fille dont il avait fait la connaissance à Oxford ; un mariage au commencement de sa carrière ; la pauvreté ; un départ pour l’Inde ; quelques traductions de poèmes, « très belles, je crois » ; il s’offrait à enseigner le persan ou l’hindoustani, mais à quoi cela pouvait-il bien servir ? et puis il s’étendait sur la pelouse comme ils venaient de l’y voir.
Charles Tansley était flatté ; après tant de rebuffades ces confidences de Mrs. Ramsay lui procuraient un apaisement. Il se sentait renaître. Et avec sa façon de laisser entendre que le cerveau masculin conserve sa grandeur même dans sa déchéance, que toutes les femmes doivent rester dans l’ombre des travaux de leurs maris – non qu’elle blâmât cette jeune fille, d’ailleurs elle croyait que leur mariage avait été assez heureux – elle le rendait plus satisfait de lui-même qu’il ne l’avait jamais été encore et il eût aimé, si par exemple ils avaient pris un cab, régler au cocher le prix de sa course. Et son petit sac, est-ce qu’il ne pourrait pas le porter ? Non, non, dit-elle, cela elle le portait toujours elle-même. Et c’était vrai. Oui, il le sentait bien. Il sentait bien des choses, une en particulier qui l’agitait, le troublait pour des raisons dont il eût été incapable de rendre compte. Il aurait voulu qu’elle le vît en robe de cérémonie s’avancer dans une procession universitaire. Une chaire de « fellow »(4) ou de professeur – il se sentait capable de tout et se voyait… Mais que regardait-elle ? Un homme en train de coller une affiche. La vaste et flottante feuille de papier se déployait peu à peu et chaque coup de brosse faisait apparaître des jambes, des cerceaux, des chevaux, des rouges et des bleus éclatants dont aucun pli ne déparait la belle étendue. Bientôt la moitié du mur fut recouverte par une affiche de cirque ; cent cavaliers, vingt phoques savants, des lions, des tigres… Elle leva les yeux le plus haut possible, car elle était myope, et lut que… « arrivera dans cette ville ». C’était un travail terriblement dangereux, s’écria-t-elle, pour un homme qui ne pouvait disposer que d’un bras, de se tenir ainsi en haut d’une échelle – le bras gauche de celui-ci avait été sectionné dans une machine à battre il-y avait deux ans.
« Allons-y tous ! » s’écria-t-elle en reprenant sa route, comme si devant tous ces cavaliers et tous ces chevaux elle eût été envahie par un enthousiasme enfantin, oubliant la pitié qu’elle était en train d’éprouver.
« Allons-y ! » dit-il. Il répétait les paroles de Mrs. Ramsay mais en leur donnant délibérément une importance qui la saisit. « Allons au cirque. » Non, il ne pouvait pas dire cela comme il aurait fallu. Il ne pouvait pas sentir cela comme il aurait fallu. Mais pourquoi ? se demanda-t-elle. Qu’y avait-il donc en lui de défectueux ? Elle éprouvait en ce moment pour lui une chaude sympathie. Ne les avait-on pas menés au cirque dans leur enfance ? demanda-t-elle. Jamais, répondit-il, comme si elle lui eût demandé la chose même à laquelle il avait envie de répondre ; comme si, depuis longtemps, il eût éprouvé le besoin d’expliquer comment il se faisait qu’ils ne fussent pas allés au cirque. Sa famille était nombreuse, neuf frères et sœurs, et son père travaillait pour vivre. « Mon père est pharmacien, Mrs. Ramsay. Il tient un magasin. » Lui-même avait gagné sa vie depuis l’âge de treize ans. Il lui arrivait souvent de se passer de pardessus l’hiver.
1 comment