La sorcière s’était jetée aussitôt sur une sorte de trépied fait de trois branches de coudrier, et telle la pythonisse antique, elle commençait de subir l’influence des effluves. Alors elle fit entendre une série de vocables étranges, accompagnés de cris gutturaux et bizarres, et qui devait sans doute avoir une signification bien sinistre, car Réginald en parut fort impressionné.

Quand la sorcière se fut tue, il remit son manteau, et Giska, qui le regardait avec des yeux fous de prêtresse en communication avec son Dieu, vit qu’il avait sur la poitrine, noué en sautoir, le fouet à manche de cuivre et à longue lanière du Grand Coesre{1}. Alors elle descendit de son trépied et se mit à genoux. Réginald dénoua le fouet et le lui remit.

– Giska, fit-il, si tu ne me revois plus, tu leur porteras cela, aux Saintes-Maries-de-la-Mer !

Puis brusquement l’homme sortit de la roulotte et regagna sa voiture. L’équipage reprit au galop le chemin de Paris ; mais tout à coup, au-dessus de la plaine nue, froide et déserte, un grand cri courut, qui roula dans l’air, qui rattrapa les chevaux, qui vint frapper Réginald au fond de sa voiture :

– N’y va pas ce soir !

II – UNE PETITE FÊTE INTIME À L’AMBASSADE D’AUSTRASIE

Ce soir-là, à dix heures, le client de « Monsieur Baptiste » descendit de voiture devant la façade illuminée de l’ambassade d’Austrasie. Un aide de camp s’avança au-devant de lui avec empressement et l’introduisit rapidement dans un petit salon qui servait de coulisse à un théâtre improvisé, dressé dans la grande galerie de l’ambassade ; là, l’homme laissa tomber son manteau et apparut en habit noir, simple et correct, cravaté de l’Aigle-Noir de Carinthie et décoré de la Légion d’honneur. D’un coup de tête, il rejeta en arrière les boucles de sa chevelure, et ayant accordé rapidement les cordes d’un violon que son valet avait sorti de sa boîte, il fit signe qu’il était prêt.

On entendit sur le théâtre une annonce, et il y eut un grand éclat d’applaudissements, événement rare dans ces soirées royales ; mais le roi et la reine de Carinthie eux-mêmes avaient donné le signal des bravos. Et aussitôt s’avança sur la scène, noble comme le plus noble des hospodars, le célèbre professeur Réginald Rakovitz-Yglitza. Il salua les princes et les princesses, et aussitôt commença son jeu vertigineux.

Quand il eut donné le dernier coup d’archet, ce fut du délire. L’art avait vaincu l’étiquette. Il écouta, très pâle, les hôtes royaux. Et surtout il osa la regarder, elle, la reine, sa Marie-Sylvie adorée, son auguste maîtresse. Ce fut un éclair où ils brûlèrent leurs deux âmes.

Pendant que les acclamations passionnées l’enveloppaient comme d’un brûlant manteau de gloire, il ne voyait qu’elle : la reine Marie-Sylvie, son amour ! Quant à tous ces hommages, il les recevait d’un cœur simple et fier, comme un grand artiste qu’il était, et aussi comme le plus noble de la race tzigane, héritier des princesses de Bude. Il se faisait traiter à l’ordinaire comme un prince et prétendait pouvoir marcher de pair avec n’importe quelle altesse. Mais seigneur et maître, il l’était surtout par un art si personnel, que rien ne lui pouvait être comparé sur le violon. On disait que lorsqu’il était encore enfant, son archet avait conduit à la victoire les Valaques contre les Turcs, et que son violon, pendant la bataille, s’entendait au-dessus du canon. Depuis, sa gloire avait rayonné sur l’Europe, et toutes les cours se l’étaient disputé… Mais aux yeux de Réginald, que valait la gloire à côté de l’amour ?…

Le rideau était retombé sur la scène. Et déjà on entourait le tzigane qui continuait de regarder la salle, par un des trous du voile de velours. On lui parlait, on le félicitait, mais il ne voyait point ces gens ni ne les entendait. Rien d’autre n’était plus devant lui que Marie-Sylvie, avec son beau visage calme, douloureux et doux, et ses grands yeux splendidement tristes. Marie-Sylvie, reine et martyre.

Il l’avait vue ! Enfin, enfin ! Depuis deux ans ! Deux ans qu’il lui avait dit adieu pour la sauver des soupçons de Léopold-Ferdinand, soudard taillé en hercule, toujours traînant son sabre. Léopold-Ferdinand, terrible chasseur, terrible buveur, et terrible époux, à qui elle avait été unie de force, par ordre de François, empereur d’Austrasie.

Assis aux côtés de la reine, le roi de Carinthie lui tournait, dans ce moment, grossièrement le dos, et s’entretenait à voix haute et forte avec le jeune prince Karl de Bramberg, surnommé déjà Karl le Rouge, à cause de ses instincts de bataille et de sa férocité au combat. Quant à Marie-Sylvie, ses yeux semblaient encore chercher le tzigane par-delà le rideau qui le lui cachait. Et comme si elle était sûre que son regard serait suivi du regard de l’autre, elle le conduisit d’un mouvement de ses belles paupières jusqu’à deux têtes chéries, jusqu’aux deux petites jumelles de Carinthie, qui avaient tenu à venir applaudir leur ami Réginald, qu’elles n’avaient pas vu depuis si longtemps.

Le tzigane ne put retenir un soupir, tellement son cœur se gonflait d’amour et de douleur à la vue de ces deux merveilleuses enfants. Elles se tenaient par la main et riaient. Elles pouvaient avoir de douze à treize ans, et se ressemblaient d’une façon si étrange, si incroyable, que l’œil, stupéfait et troublé, admettait difficilement qu’il reçût là une double image rappelant l’adorable profil de Marie-Sylvie. Évidemment c’étaient deux jumelles ; mais jamais deux sœurs, nées ensemble à la lumière du jour, n’avaient montré des grâces aussi égales, des formes aussi semblables, un regard aussi pareillement profond, intelligent et pur, et ce sourire unique sur leurs deux bouches vermeilles.

Toutes deux avaient les mêmes cheveux noirs bouclés ; si bien que la nature, qui n’a point fait, dans tout l’univers, deux feuilles absolument pareilles, semblait avoir créé deux petites filles qu’il était impossible de distinguer l’une de l’autre. Elles riaient. Elles étaient heureuses du grand succès de leur ami Réginald. Et toujours elles se tenaient par la main, comme s’il leur était impossible, même un instant, de se séparer… Le tzigane murmura d’une voix étouffée :

– Regina ! Tania !

Il les vit se lever sur un signe d’une vieille noble dame toute vêtue de noir et couronnée de magnifiques cheveux blancs : leur gouvernante sans doute.