C’est dans cet ordre d’idées que la science trouve aujourd’hui la principale cause prédisposante de la criminalité contre les personnes chez les adolescents à l’époque de la puberté.
« Ce qui précède permet de comprendre à quel degré de violence peuvent en arriver certains mouvements passionnels de l’adolescent et combien il faut se garder d’appliquer à leur interprétation un critérium tiré de la mentalité de l’homme adulte.
« Normalement donc, certains actes difficilement explicables, comme ceux qui sont reprochés à l’inculpé, peuvent être la conséquence d’un état mental qui ne relève en rien de la pathologie, qui, en un mot, est physiologique. Ajoutons que Redureau, sans être un taré au point de vue psychique, est incontestablement possesseur d’un tempérament nerveux et qu’il semble établi, par de nombreux témoignages, qu’il est d’un caractère particulier qualifié de “sournois”, et qui pourrait, sans doute, tout aussi bien se traduire par la qualification de “susceptible et vindicatif circonstances qui ont certainement favorisé chez lui l’explosion de l’impulsivité et de la violence.
« En conséquence, nous répondons ainsi qu’il suit aux questions qui nous sont posées :
1° Redureau Marcel n’était pas en état de démence au sens de l’article 64 du Code pénal lorsqu’il a commis les actes qui lui sont reprochés ;
2° Au moment du crime, il jouissait d’un discernement normal et d’une entière conscience de ses actes ;
3° L’examen psychiatrique et biologique ne nous a révélé chez lui aucune anomalie mentale ou psychique. Les particularités constatées relativement à son tempérament et à son caractère restent dans les limites des variations individuelles psychologiques et ne nous paraissent pas de nature à modifier sa responsabilité. »
Nantes, le 17 janvier 1914.
IV
La tâche de l’avocat défenseur était rendue particulièrement difficile par ce rapport médical si remarquable, qui entraînait presque nécessairement, pour Redureau, le maximum de la peine. Le très beau plaidoyer de Me Durand, dont je citerai plus loin des extraits, n’empêcha pas la condamnation de son client à vingt ans de détention.
Il est assez déconcertant de penser que, dans l’état actuel de la jurisprudence, il eût été plus avantageux pour l’accusé de présenter les caractères de dégénérescence d’un être prédestiné au crime. Son irresponsabilité, reconnue dans ce cas par les médecins, eût permis aux jurés d’accorder le bénéfice des « circonstances atténuantes » ; d’où, pour Redureau, une très sensible atténuation de la peine. Devant les questions précises auxquelles les jurés durent répondre oui ou non, ceux-ci furent contraints à l’affirmative ; et je l’eusse été tout comme eux. Mais j’eusse pensé une fois de plus qu’une telle procédure, et des lois qui se montrent moins sévères, et par conséquent laissent plus de liberté à un prédestiné qui ne peut pas ne pas tuer, qu’à celui qu’une « dementia brevis » aveugle accidentellement protègent mal la société et satisfont bien imparfaitement notre besoin de justice. Je m’arrête, car sur cette question il y aurait trop à dire… Mais l’on me saura gré de reproduire ici ces considérations, que je relève dans le plaidoyer de Me Durand, l’avocat de la défense, et les quelques citations de juristes éminents dont il fait usage au cours de son discours. Ces réflexions si justes ont malheureusement pu paraître arguties subtiles aux esprits trop souvent incultes du plus grand nombre des jurés. Le choix de ceux-ci, on le sait, est livré au hasard, et, que « le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée », comme le prétendait Descartes, les délibérations d’un jury, hélas ! ne le prouvent guère.
Rien de mieux propre à nous faire comprendre la défectuosité d’une procédure dont déjà je dénonçais l’absurdité dans mes Souvenirs de Cour d’assises (absurdité relevée maintes fois depuis), que les quelques lignes qui suivent. On y verra que le juré, pour satisfaire son sentiment de la justice, n’a d’autre ressource que de dire : non, en dépit de toute évidence ; ce qui le force souvent à dire : oui, en dépit de toute justice.
Mais constatons d’abord l’effort de l’avocat défenseur pour élargir ce nœud coulant du rapport médical : « Les particularités constatées relativement à son tempérament et à son caractère restent dans les limites des variations individuelles psychologiques et ne nous paraissent pas de nature à modifier sa responsabilité. » Me Durand répond :
« J’accepte la première partie de l’avis ainsi exprimé par les experts. L’examen psychiatrique et biologique ne nous a révélé aucune anomalie mentale ou psychique. Mais je conteste la conséquence qu’ils en tirent. Elle est en contradiction avec la thèse qu’ils ont développée sur la psychologie de la puberté. Si je rapproche cette thèse des principes généraux du droit pénal, je suis amené nécessairement à conclure que Redureau ne peut être considéré comme pleinement responsable de ses actes. »
M°Durand dit plus loin :
« La valeur morale d’un acte est subordonné au degré de liberté de celui qui l’a accompli. »
Et il cite ces phrases du doyen Villey :
« La liberté, voilà la condition et la justification de la responsabilité de l’homme. Et nous n’entendons pas par là une possibilité physique d’agir dans tel sens ou dans tel autre ; les animaux ont cette liberté-là et on ne songe pas à leur demander compte de leurs actions. Nous entendons une liberté intelligente et raisonnée. En sorte que deux conditions forment la base de l’imputabilité pénale ; l’intelligence, dans le sens de raison morale qui donne la notion du bien et du mal ; la volonté libre ou liberté qui permet de choisir entre le bien et le mal. » « Sans liberté, pas de responsabilité », dit de son côté le professeur Saleilles ; précisant ce qu’il faut entendre par liberté, il dit : « La liberté, c’est un état, l’état de l’homme en pleine maîtrise de lui-même. » L’homme n’est pas responsable lorsqu’il est en état de démence ; il lui manque alors et l’intelligence et la liberté. Il n’y a dès lors ni crime, ni délit, dit l’article 64 du Code pénal. Le Code de 1810 n’admettait pas qu’il pût y avoir irresponsabilité en dehors des cas de maladie mentale, en dehors de ce que les médecins appellent des états pathologiques. Mais la science pénale a progressé et notre Code lui-même s’est transformé. Il est sorti de cette conception étroite. Ce sont, Messieurs, vos devanciers, c’est le jury français qui par ses verdicts força le pouvoir législatif à tempérer les rigueurs du Code. Le Code pénal de 1810, en dehors de la démence, n’admettait aucune atténuation à la responsabilité. Il ne connaissait pas les circonstances atténuantes. Or, souvent le jury avait en face de lui un homme qui se défendait en mettant à nu toutes les circonstances de sa vie, tous les entraînements qu’il avait subis, tous les affolements qui avaient pu l’aveugler : le jury voyait bien qu’en dehors même de la folie il pouvait y avoir des degrés dans la liberté. Faute de pouvoir doser en quelque sorte la responsabilité, il acquittait purement et simplement. C’est alors que, par deux fois successives en 1824 et 1832, le législateur, cédant aux tendances du jury, introduisit les circonstances atténuantes. « La preuve judiciaire, dit Saleilles, à qui je viens d’emprunter presque mot pour mot le développement qui précède, la preuve judiciaire doit porter désormais non plus seulement sur des états de diagnostic pathologique, ce qui est une question relativement simple et de pure constatation médicale, mais elle portera sur une question de psychologie morale, la question de savoir si l’acte (concret) a été un acte fait en état de liberté morale. »
Et plus loin, désireux d’éclairer les jurés sur les conséquences qu’entraîneront pour l’accusé leurs réponses, Me Durand leur dit ceci, qui motivait mes réflexions ci-dessus :
« Indépendamment de la question spéciale de discernement, à laquelle j’arriverai tout à l’heure, vous allez être saisi, messieurs, au sujet de chacune des sept victimes, de deux questions, une question principale et une question accessoire : “Redureau a-t-il volontairement donné la mort ?…” Vous y répondrez affirmativement. La question accessoire portera sur les circonstances aggravantes.
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