Elle ne sera pas la même dans le cas de Mabit et dans le cas des six autres.
« La circonstance aggravante relevée dans le cas du père est celle-ci : “L’homicide a-t-il précédé, accompagné ou suivi les autres crimes…”
« Je vous demande, messieurs, de répondre négativement à cette question et voici pourquoi : il est exact que matériellement le meurtre de Mabit a accompagné, précédé le meurtre des six autres victimes. Mais cette circonstance purement matérielle est insuffisante pour constituer l’aggravation prévue par la loi. La circonstance que le législateur a voulu atteindre, c’est la simultanéité morale, le fait qu’un crime a été perpétré dans le but de faciliter l’accomplissement d’un autre crime. Pour que la circonstance aggravante existe, il faut que les deux crimes aient été conçus dans un même projet. C’est ce que notre illustre compatriote Faustin Hélie enseigne dans sa Théorie du Code pénal (T. 3 n° 13 047) : “En général, dit-il, les deux crimes ne doivent être considérés comme simultanés, que lorsqu’ils sont l’exécution d’un même projet, la suite d’une même action et qu’ils sont commis dans le même temps, et dans le même lieu.” Or, il est bien certain que, au moment où il a frappé Mabit, Redureau ne songeait pas à faire d’autres victimes.
« Vous répondrez donc négativement à cette question accessoire. »
C’est ce que n’ont point fait les jurés.
V
En manière de conclusion, citons enfin cet appendice du rapport médical :
« Après deux audiences qui n’apportèrent au procès aucune lumière nouvelle, le jury ayant rendu un verdict affirmatif sur toutes les questions, Redureau fut condamné par la Cour au maximum de la peine que comportait son âge, c’est-à-dire vingt ans de détention.
« Pendant les débats, affaissé sur son banc, la tête basse, la figure pleurarde, son attitude fut celle d’un enfant fautif qui s’attend à une correction d’importance. Seule, la déposition du témoin Ch…, qui tendait à établir la préméditation, provoqua de sa part de nouvelles et formelles dénégations (21) . Il pleura quand son oncle se présenta à la barre pour faire sa déposition. Il versa aussi quelques larmes pendant le réquisitoire et pendant la plaidoirie de son avocat. Il n’eut rien, en définitive, du précoce héros de Cour d’Assises.
« Pendant les mois de prévention que Redureau a passés à l’infirmerie de la Maison d’arrêt de Nantes, il n’a donné lieu à aucune remarque digne d’être notée. Le gardien chef de la prison a fait une déposition que le journal le Phare reproduit ainsi : “Le témoin a remarqué que Redureau est dissimulé, sournois, se tenant sur ses gardes et ne répondant que par monosyllabes. Il dort bien, mange bien ; n’a pas l’air effrayé de son affaire. Il ne peut dire si l’accusé a regretté son acte, mais il a su que Redureau avait pleuré une fois après avoir vu son avocat.” Redureau n’a pas pleuré qu’une fois : il a pleuré quand il recevait la visite de sa mère ; il a pleuré bien des fois devant nous, quand nous évoquions le souvenir de ses victimes. Le lendemain de sa condamnation, il pleura longtemps, à chaudes larmes, à la façon d’un enfant ; et, ses larmes séchées, on le vit peu à peu revenir à la mobilité de sentiments et à l’insouciance de l’enfant que tout amuse, qu’un rien fait rire et qui subit tout entier les influences du monde extérieur. Seul, le souvenir de sa famille le ramenait pour un moment à la réalité et lui tirait des larmes. Et à ce propos, grâce à l’obligeance de Me Abel Durand, l’avocat distingué qui se chargea de sa défense, nous pouvons donner ici copie d’une lettre (22) qu’il écrivit à ses parents au lendemain de son procès, lettre qui nous paraît des plus caractéristiques :
Chers parents,
Je vous écrit pour vous dire que le grand jour est passé mais malheureusement sans bon résultat et comme vous devez l’avoir déjà appris, je suis condamné à vingt longues années d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire et comme vous le voyez chers parents la mort viendra nous prendre avant de nous revoir c’est pour cela qu’il faut que vous veniez chercher mes effets car ils seraient perdus et quand vous viendrez venez le samedi et le mardi parce que les autres jours c’est défendu de voir les condamnés autrement que le mardi et le samedi.
Vous ne manquerez de me donner votre adresse quand vous aurez quittez le pays où nous étions si bien avant ce mauvais jour du 30 septembre où j’ai commis cet horrible forfait qui me tient à jamais éloigner d’un si bon père et d’une si bonne mère et de si bons frères et sœurs que je ne reverrai plus jamais et mon pauvre grand père qui m’aimais tant je ne le reverrai jamais et Clémentine et Berthe que j’aimais tant et Jean qui est à Alger lui qui m’était si bon quelle honte pour vous tous qui n’en êtes pour rien : Vous me direz si Marie est toujours à T… parce que ses compagnes doivent lui parler de moi si elle y est encore et elles ne doivent plus la regarder et n’en est pourtant pas la cause.
Je viens d’apprendre par mon avocat que papa est bien malade d’avoir à quitter le pays j’espère qu’il va bientôt être guéri pour fuir ce pays de malheur qui était si beau avant ce crime d’un si jeune misérable que je suis.
Je ne pense pas que je vais rester longtemps à Nantes quand je serez dans un autre endroit je vous donnerez l’adresse afin que je puisse recevoir de vos nouvelles car cela me serait trop dur de ne pas en recevoir. Vous me rendrez réponse en me disant des nouvelles de mon cher père qui pleure son enfant qui est condamné à ne jamais le revoir, je pense qu’il sera vite guéri et qu’il prenne courage et vous me direz des nouvelles de grand père qui doit être vieilli.
Votre fils qui songe à ce qu’il a commis et qui pleure en pensant à un si horrible crime qui vous a mis dans la douleur et la honte pour le restant de votre vie ainsi que celle de mes bons frères et sœurs qui pleureront toujours un si grand crime fait par leur jeune frère prisonnier pour toujours.
Votre fils qui embrasse en pleurant ses bons parents qui sont à jamais et pour toujours éloignés de lui.
Marcel Redureau.
« Par son mélange de préoccupations naïves et de regrets d’accent sincère, cette lettre constitue un document psychologique qui nous semble confirmer entièrement notre manière d’apprécier la mentalité de son auteur et qui nous dispense de plus amples commentaires. »
★
« Après la condamnation, m’écrit M. Gaëtan Rondeau, mon très aimable correspondant, les relations de Marcel Redureau avec son avocat ne cessèrent pas. Celui-ci demeurait angoissé par le mystère psychologique, dont une étude approfondie du dossier ne lui avait sans doute pas livré la clef. Après le verdict, Marcel Redureau témoigna jusqu’à sa mort de sentiments édifiants, et son défenseur ne put se garder à son égard, jusqu’à la fin, d’une sympathie un peu analogue à celle que Mauriac éprouve pour ses héros “criminels”, Marcel Redureau mourut tuberculeux, à la colonie correctionnelle de X…, vers février 1916. Quelques semaines auparavant, son avocat défenseur avait reçu de lui une touchante lettre d’adieu. Sa conduite à la colonie n’avait cessé de donner satisfaction. »
1 C’est vraisemblablement par discrétion qu’André Gide, à l’époque, avait substitué aux patronymes et prénoms des principaux acteurs de ce drame des noms de pure invention. Par contre, le cahier iconographique ci-joint rétablit leur identité telle que l’a diffusée la presse contemporaine. (N.d.E.)
2 Les journaux insistèrent à l’envi sur la diversité, l’énormité et la hideur des vers qui grouillaient sur la couche de Mélanie Bastian. On eût pu croire qu’il s’agissait là d’une surprenante faune inconnue. En réalité, M. Léger, professeur à l’Ecole de Médecine de Poitiers, directeur du Laboratoire de bactériologie, put reconnaître immédiatement que les larves recueillies dans le bocal de formol appartenaient uniquement à deux espèces :
1°Les plus longs, ayant l’apparence de vers jaunes : larves du ténébreon (insecte coléoptère), larve connue plus communément sous le nom de « vers de farine ».
2°Larve ou dermeste du lard, autre insecte coléoptère qui vit habituellement dans les offices où il se nourrit de débris culinaires de toutes sortes.
3 Comte Kokovtzoff : La vérité sur la tragédie d’Ekaterimbourg. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1929.
4 Ce que M. le Président ne dit pas, c’est que Mélanie Bastian, lorsqu’on vint pour l’emporter à l’hôpital, s’écriait aussi : « Tout ce que vous voudrez, mais ne m’enlevez pas de ma chère petite grotte. »
5 Un autre interrogatoire nous dira que Pierre Bastian allait passer chaque jour, près de sa sœur, un assez long temps.
6 Testament de Mme Bastian : dans son testament en date du 5 janvier 1885, Mme Bastian déshérite son fils autant que la loi l’y autorise. Sur une fortune de 500 000 francs, au maximum, elle lègue à des étrangers 151 700 francs (à quoi il faut ajouter environ 25 000 francs de frais).
En outre, pour sa fille, elle dit :
« Je donne et lègue à… ma fille… l’usufruit et jouissance, pendant sa vie, de la chambre qu’elle habite actuellement, de celle qu’elle habitait précédemment, de la chambre vis-à-vis de la précédente, et du cabinet de mon père…
« Je veux que ma fille continue à demeurer, après mon décès, dans la partie de ma maison dont je viens de lui léguer l’usufruit.
« J’entends que tous les revenus de ma fille, ainsi que tous ceux qu’elle recueillera après, soient exclusivement consacrés aux soins qui lui sont nécessaires. »
7 Déposition de Mme Fort, marchande d’huîtres : « J’ai fourni des huîtres pendant vingt-cinq ans à la maison Bastian. Les bonnes venaient en acheter tous les jours ou tous les deux jours. Mme Bastian demandait les plus belles et les plus fraîches pour Mlle Mélanie. »
8 Voir Illustrations p. 11.
9 Nom qu’il donnait à sa sœur dans l’intimité.
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