Mais, avant de présenter plus intimement Mme Bastian mère et son fils, disons quelques mots de leurs antécédents.
CHAPITRE IV
Dans une importante brochure, – qu’on distribuait à la porte du Palais, le jour de l’audience – fort bien faite, et fort intéressante : « Observations pour M. Pierre Bastian », rédigées en vue de disculper celui-ci, je relève les renseignements suivants, sur divers membres de sa famille.
Mme Bastian mère est née le 28 novembre 1825, à Poitiers, où son père, M. de Chartreux avait une charge d’agent de change peu importante.
Son grand-père maternel était huissier dans la même ville, et le frère de l’agent de change exerçait la même profession à Vouillé.
M. Bastian père était professeur de rhétorique au lycée de Poitiers lorsqu’il épousa Mlle de Chartreux, le 8 juillet 1846. Plus tard, il devint, dans la même ville, professeur à la Faculté des Lettres et Doyen de la Faculté.
Il paraît vraisemblable que Mme Bastian s’arrogea toute l’autorité dans le ménage et que son mari dut s’y résigner, puisque tout le monde la dépeint comme imposant impérieusement son joug autour d’elle.
M. et Mme Bastian eurent deux enfants : Pierre, né le 29 février 1848, et Mélanie, née le 1er mars 1849.
M. et Mme Bastian habitaient à Poitiers une maison sise rue de la Visitation, qui appartenait à M. de Chartreux, père de cette dernière.
M. de Chartreux, retiré des affaires, y demeura aussi en même temps que ses enfants jusqu’à son décès.
M. Bastian père y est décédé le 9 avril 1882.
M. de Chartreux y est mort à son tour un an après, le 21 avril 1883.
Mme de Chartreux, née Kleiber, l’avait précédé de dix ans dans la tombe.
Parmi les témoins entendus, le seul qui déclare avoir fréquenté M. de Chartreux, dit en termes très expressifs que sa fille et sa petite-fille avaient de qui tenir, au point de vue de l’extravagance ou de la folie, car il était « original et très exalté » (déposition de l’abbé Montbron).
Sans être infirme, M. de Chartreux a passé la dernière partie de son existence dans une réclusion absolue ; se renfermant dans sa chambre du second étage, dont il ne sortit même pas pour assister aux derniers moments de son gendre, mort dans une autre chambre sur le même palier.
Nul ne l’a jamais vu dans la rue pendant ses dix dernières années.
Les anciennes servantes confirment cette réclusion volontaire. L’une d’elles, la femme Gault, ajoute que, « n’étant pas chargée spécialement du soin de ce nouvel ermite qui ne sortait point de sa chambre », elle a quitté la maison, après y avoir servi trois ou quatre mois, sans l’avoir jamais aperçu. Elle n’a su qu’il existait que par ouï-dire.
CHAPITRE V
Mme Bastian avait soixante-quinze ans au moment de son arrestation (elle ne paraissait en avoir pas plus de soixante-cinq, de soixante-deux même, au dire de certains témoins). C’était une femme petite, assez forte, aux traits durs, qui se présentait le plus souvent la tête recouverte d’un bonnet noir, orné de dentelles ou de rubans. Elle menait une vie recluse, ne recevait presque personne, et sortait de moins en moins dans la ville, où elle était considérée, respectée, mais peu aimée. Les très nombreux témoignages que l’on put recueillir concordent sur ce point : « Son caractère était autoritaire et irascible. » Mme R.C., femme d’un professeur de Poitiers, ancien camarade de M. Bastian, une des rares personnes qu’elle consentît à voir, nous raconte ceci : Au mois d’avril 1882, à la mort de M. Bastian père, Mme Bastian, ne supportant pas d’être accompagnée aux obsèques par sa belle-fille, qu’elle détestait, la fit chercher pour l’assister dans cette triste cérémonie. À partir de cette date, Mme Bastian prit l’habitude de recevoir Mme R.C. assez régulièrement, une fois par semaine environ, de préférence le samedi, à trois heures, après la visite du médecin (?). « De cette façon, disait Mme Bastian, je n’aurai à faire toilette qu’une fois par semaine, et pourrai rester en robe de chambre les autres jours. » Ces visites hebdomadaires continuèrent pendant dix ans. À part Mme R.C. et une cousine, Mme Halleau, dont les visites étaient du reste beaucoup moins fréquentes, Mme Bastian ne recevait personne.
Mme R.C. nous dit que Mme Bastian lui parlait souvent de sa fille Mélanie. Celle-ci, à sa connaissance, n’avait jamais eu l’intention de se marier, mais souhaitait d’entrer en religion ; elle en aurait été dissuadée par le docteur Guérineau et la Supérieure de l’hôpital. Mme R.C. conseilla souvent à Mme Bastian de retourner avec sa fille habiter le grand corps de logis de sa maison ; toutes deux auraient pu avoir là des chambres communicantes, et Mélanie aurait été mieux soignée. Mais Mme Bastian se refusait à ce changement qui, disait-elle, aurait rendu le service trop difficile. « Mme Bastian ne m’a jamais demandé si je voulais voir sa fille, dit Mme R.C. Un jour, je lui ai écrit pour lui offrir d’envoyer une de mes filles tenir compagnie à la sienne ; mais j’ai compris, à son silence, qu’elle ne voulait pas que l’on communiquât avec Mlle Mélanie, et je n’ai pas insisté. »
M. Pierre Bastian avait souvent des discussions violentes avec sa mère. Celle-ci lui avait interdit l’accès de sa propriété, située à Migné, et lorsqu’elle apprit qu’il s’était permis d’y aller malgré sa défense, elle l’invectiva d’une manière furieuse et le mit à la porte.
Un autre jour, Pierre Bastian ayant cueilli une fleur dans le jardin de sa mère qu’il était venu voir, il y eut entre eux une scène véritablement scandaleuse ; ils faillirent presque se frapper ; Mme Bastian mit de nouveau son fils à la porte, et défendit à ses domestiques de lui ouvrir lorsqu’il se présenterait. Mais la plupart des scènes étaient au sujet des questions d’argent. Mme Bastian servait une pension à son fils, et à l’exigibilité de chaque terme, il y avait toujours des difficultés entre eux. Certain jour, Mme R.C. la trouva fort en colère : « Je veux être maîtresse chez moi, lui dit-elle. Je viens de mettre mon fils à la porte, avec défense de jamais revenir. » Mais Mme R.C. ajoute aussitôt que cette scène, qu’elle croyait d’abord motivée par une question d’intérêt, pouvait bien avoir eu lieu au sujet de Mélanie, car Mme Bastian se plaignait que son fils insistât pour faire admettre sa sœur dans une maison de santé, ce à quoi elle se refusait et se refuserait toujours. Elle avait fait son testament, disait-elle, dans le but surtout de contraindre son fils à ne point changer un état de choses qui avait reçu son assentiment. Sa fille, pour laquelle elle s’était toujours sacrifiée, devait continuer à habiter la chambre qu’elle occupait déjà depuis plusieurs années, et dont une clause particulière du testament de Mme Bastian mère lui laissait la propriété, avec obligation de ne la point quitter, même après la mort de sa mère (6) .
Mme R.C. insinue que peut-être la crainte d’être privé de l’annuité de cinq mille francs que lui versait sa mère retenait M. Pierre Bastian de s’opposer aux décisions de celle-ci, et l’invitait-elle à fermer les yeux sur un état de choses qu’il désapprouvait.
Puis, subitement, et sans explication aucune, Mme Bastian ferma sa porte à Mme R.C., sans pourtant, semble-t-il, être particulièrement indisposée contre elle, puisqu’elle la laissa figurer sur son testament de 1885, qu’elle aurait facilement pu modifier. Il ne faut donc voir là qu’une aggravation de cette humeur maussade et de son horreur de toute société.
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