Mais, par peur de l’amour encore, j’affectais de ne plus parler avec elle de rien qui nous pût émouvoir. Je ne lui parlais plus qu’en pasteur, et le plus souvent en présence de Louise, m’occupant surtout de son instruction religieuse et la préparant à la communion qu’elle vient de faire à Pâques.
Le jour de Pâques j’ai, moi aussi, communié.
Il y a de cela quinze jours. À ma surprise, Jacques, qui venait passer une semaine de vacances près de nous, ne m’a pas accompagné auprès de la Table Sainte. Et j’ai le grand regret de devoir dire qu’Amélie, pour la première fois depuis notre mariage, s’est également abstenue. Il semblait qu’ils se fussent tous deux donné le mot et eussent résolu, par leur défection à ce rendez-vous solennel, de jeter l’ombre sur ma joie. Ici encore, je me félicitai que Gertrude ne pût y voir, de sorte que je fusse seul à supporter le poids de cette ombre. Je connais trop bien Amélie pour n’avoir pas su voir tout ce qu’il entrait de reproche indirect dans sa conduite. Il ne lui arrive jamais de me désapprouver ouvertement, mais elle tient à me marquer son désaveu par une sorte d’isolement.
Je m’affectai profondément de ce qu’un grief de cet ordre – je veux dire : tel que je répugne à le considérer – pût incliner l’âme d’Amélie au point de la détourner de ses intérêts supérieurs. Et de retour à la maison je priai pour elle dans toute la sincérité de mon cœur.
Quant à l’abstention de Jacques, elle était due à de tout autres motifs et qu’une conversation, que j’eus avec lui peu de temps après, vint éclairer.
3 mai.
L’instruction religieuse de Gertrude m’a amené à relire l’Évangile avec un œil neuf. Il m’apparaît de plus en plus que nombre des notions dont se compose notre foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul.
Ce fut proprement le sujet de la discussion que je viens d’avoir avec Jacques. De tempérament un peu sec, son cœur ne fournit pas à sa pensée un aliment suffisant ; il devient traditionaliste et dogmatique. Il me reproche de choisir dans la doctrine chrétienne « ce qui me plaît ». Mais je ne choisis pas telle ou telle parole du Christ. Simplement entre le Christ et saint Paul, je choisis le Christ. Par crainte d’avoir à les opposer, lui se refuse à dissocier l’un de l’autre, se refuse à sentir de l’un à l’autre une différence d’inspiration, et proteste si je lui dis qu’ici j’écoute un homme tandis que là j’entends Dieu. Plus il raisonne, plus il me persuade de ceci : qu’il n’est point sensible à l’accent uniquement divin de la moindre parole du Christ.
Je cherche à travers l’Évangile, je cherche en vain commandement, menace, défense… Tout cela n’est que de saint Paul. Et c’est précisément de ne le trouver point dans les paroles du Christ, qui gêne Jacques. Les âmes semblables à la sienne se croient perdues, dès qu’elles ne sentent plus auprès d’elles tuteurs, rampes et garde-fous. De plus elles tolèrent mal chez autrui une liberté qu’elles résignent, et souhaitent d’obtenir par contrainte tout ce qu’on est prêt à leur accorder par amour.
– Mais, mon père, me dit-il, moi aussi je souhaite le bonheur des âmes.
– Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission.
– C’est dans la soumission qu’est le bonheur.
Je lui laisse le dernier mot parce qu’il me déplaît d’ergoter ; mais je sais bien que l’on compromet le bonheur en cherchant à l’obtenir par ce qui doit au contraire n’être que l’effet du bonheur – et que s’il est vrai de penser que l’âme aimante se réjouit de sa soumission volontaire, rien n’écarte plus du bonheur qu’une soumission sans amour.
Au demeurant, Jacques raisonne bien, et si je ne souffrais de rencontrer, dans un si jeune esprit, déjà tant de raideur doctrinale, j’admirerais sans doute la qualité de ses arguments et la constance de sa logique. Il me paraît souvent que je suis plus jeune que lui ; plus jeune aujourd’hui que je n’étais hier, et je me redis cette parole : « Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous ne sauriez entrer dans le Royaume. »
Est-ce trahir le Christ, est-ce diminuer, profaner l’Évangile que d’y voir surtout une méthode pour arriver à la vie bienheureuse ? L’état de joie, qu’empêchent notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de Gertrude m’en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui enseignent.
Et cette parole du Christ s’est dressée lumineusement devant moi : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez point de péché. » Le péché, c’est ce qui obscurcit l’âme, c’est ce qui s’oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui rayonne de tout son être, vient de ce qu’elle ne connaît point le péché. Il n’y a en elle que de la clarté, de l’amour.
J’ai mis entre ses mains vigilantes les quatre évangiles, les psaumes, l’apocalypse et les trois épîtres de Jean où elle peut lire : « Dieu est lumière et il n’y a point en lui de ténèbres » comme déjà dans son évangile elle pouvait entendre le Sauveur dire : « Je suis la lumière du monde ; celui qui est avec moi ne marchera pas dans les ténèbres. » Je me refuse à lui donner les épîtres de Paul, car si, aveugle, elle ne connaît point le péché, que sert de l’inquiéter en la laissant lire : « Le péché a pris de nouvelles forces par le commandement » (Romains VII, 13) et toute la dialectique qui suit, si admirable soit-elle ?
8 mai.
Le docteur Martins est venu hier de la Chaux-de-Fonds. Il a longuement examiné les yeux de Gertrude à l’ophtalmoscope. Il m’a dit avoir parlé de Gertrude au docteur Roux, le spécialiste de Lausanne, à qui il doit faire part de ses observations. Leur idée à tous deux c’est que Gertrude serait opérable. Mais nous avons convenu de ne lui parler de rien tant qu’il n’y aurait pas plus de certitude. Martins doit venir me renseigner après consultation.
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