J’ai souri d’abord lorsque Mlle Louise a parlé de leur apprendre à danser, par hygiène autant que par plaisir ; mais j’admire aujourd’hui la grâce rythmée des mouvements qu’elles arrivent à faire et qu’elles ne sont pas, hélas ! capables elles-mêmes d’apprécier. Pourtant Louise de La M… me persuade que, de ces mouvements qu’elles ne peuvent voir, elles perçoivent musculairement l’harmonie. Gertrude s’associe à ces danses avec une grâce et une bonne grâce charmantes, et du reste y prend l’amusement le plus vif. Ou parfois c’est Louise de La M… qui se mêle au jeu des petites, et Gertrude s’assied alors au piano. Ses progrès en musique ont été surprenants ; maintenant elle tient l’orgue de la chapelle chaque dimanche et prélude au chant des cantiques par de courtes improvisations.

Chaque dimanche, elle vient déjeuner chez nous ; mes enfants la revoient avec plaisir, malgré que leurs goûts et les siens diffèrent de plus en plus. Amélie ne marque pas trop de nervosité et le repas s’achève sans accroc. Toute la famille ensuite ramène Gertrude et prend le goûter à la Grange. C’est une fête pour mes enfants que Louise prend plaisir à gâter et comble de friandises. Amélie elle-même, qui ne laisse pas d’être sensible aux prévenances, se déride enfin et paraît toute rajeunie. Je crois qu’elle se passerait désormais malaisément de cette halte dans le train fastidieux de sa vie.

18 mai.

 

À présent que les beaux jours reviennent, j’ai de nouveau pu sortir avec Gertrude, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps (car dernièrement encore il y a eu de nouvelles chutes de neige et les routes sont demeurées jusqu’à ces derniers jours dans un état épouvantable), non plus qu’il ne m’était arrivé depuis longtemps de me retrouver seul avec elle.

Nous marchions vite ; l’air vif colorait ses joues et ramenait sans cesse sur son visage ses cheveux blonds. Comme nous longions une tourbière je cueillis quelques joncs en fleurs, dont je glissai les tiges sous son béret, puis que je tressai avec ses cheveux pour les maintenir.

Nous ne nous étions encore presque pas parlé, tout étonnés de nous retrouver seuls ensemble, lorsque Gertrude, tournant vers moi sa face sans regards, me demanda brusquement :

– Croyez-vous que Jacques m’aime encore ?

– Il a pris son parti de renoncer à toi, répondis-je aussitôt.

– Mais croyez-vous qu’il sache que vous m’aimez ? reprit-elle.

Depuis la conversation de l’été dernier que j’ai rapportée, plus de six mois s’étaient écoulés sans que (je m’en étonne) le moindre mot d’amour ait été de nouveau prononcé entre nous. Nous n’étions jamais seuls, je l’ai dit, et mieux valait qu’il en fût ainsi… La question de Gertrude me fit battre le cœur si fort que je dus ralentir un peu notre marche.

– Mais tout le monde, Gertrude, sait que je t’aime, m’écriai-je. Elle ne prit pas le change.

– Non, non ; vous ne répondez pas à ma question.

Et après un moment de silence, elle reprit, la tête baissée :

– Ma tante Amélie sait cela ; et moi je sais que cela la rend triste.

– Elle serait triste sans cela, protestai-je d’une voix mal assurée. Il est de son tempérament d’être triste.

– Oh ! vous cherchez toujours à me rassurer, dit-elle avec une sorte d’impatience. Mais je ne tiens pas à être rassurée. Il y a bien des choses, je le sais, que vous ne me faites pas connaître, par peur de m’inquiéter ou de me faire de la peine ; bien des choses que je ne sais pas, de sorte que parfois…

Sa voix devenait de plus en plus basse ; elle s’arrêta comme à bout de souffle. Et comme, reprenant ses derniers mots, je demandais :

– Que parfois ?…

– De sorte que parfois, reprit-elle tristement, tout le bonheur que je vous dois me paraît reposer sur de l’ignorance.

– Mais, Gertrude…

– Non, laissez-moi vous dire : Je ne veux pas d’un pareil bonheur. Comprenez que je ne… Je ne tiens pas à être heureuse. Je préfère savoir. Il y a beaucoup de choses, de tristes choses assurément, que je ne puis pas voir, mais que vous n’avez pas le droit de me laisser ignorer. J’ai longtemps réfléchi durant ces mois d’hiver ; je crains, voyez-vous, que le monde entier ne soit pas si beau que vous me l’avez fait croire, pasteur, et même qu’il ne s’en faille de beaucoup.

– Il est vrai que l’homme a souvent enlaidi la terre, arguai-je craintivement, car l’élan de ses pensées me faisait peur et j’essayais de le détourner tout en désespérant d’y réussir. Il semblait qu’elle attendit ces quelques mots, car, s’en emparant aussitôt comme d’un chaînon grâce à quoi se fermait la chaîne :

– Précisément, s’écria-t-elle : je voudrais être sûre de ne pas ajouter au mal.

Longtemps nous continuâmes de marcher très vite en silence. Tout ce que j’aurais pu lui dire se heurtait d’avance à ce que je sentais qu’elle pensait ; je redoutais de provoquer quelque phrase dont notre sort à tous deux dépendait. Et songeant à ce que m’avait dit Martins, que peut-être on pourrait lui rendre la vue, une grande angoisse étreignait mon cœur.

– Je voulais vous demander, reprit-elle enfin – mais je ne sais comment le dire…

Certainement, elle faisait appel à tout son courage, comme je faisais appel au mien pour l’écouter. Mais comment eussé-je pu prévoir la question qui la tourmentait :

– Est-ce que les enfants d’une aveugle naissent aveugles nécessairement ?

Je ne sais qui de nous deux cette conversation oppressait davantage ; mais à présent il nous fallait continuer.

– Non, Gertrude, lui dis-je ; à moins de cas très spéciaux. Il n’y a même aucune raison pour qu’ils le soient.

Elle parut extrêmement rassurée. J’aurais voulu lui demander à mon tour pourquoi elle me demandait cela ; je n’en eus pas le courage et continuai maladroitement :

– Mais, Gertrude, pour avoir des enfants, il faut être mariée.

– Ne me dites pas cela, pasteur. Je sais que cela n’est pas vrai.

– Je t’ai dit ce qu’il était décent de te dire, protestai-je. Mais en effet les lois de la nature permettent ce qu’interdisent les lois des hommes et de Dieu.

– Vous m’avez dit souvent que les lois de Dieu étaient celles mêmes de l’amour.

– L’amour qui parle ici n’est plus celui qu’on appelle aussi : charité.

– Est-ce par charité que vous m’aimez ?

– Tu sais bien que non, ma Gertrude.

– Mais alors vous reconnaissez que notre amour échappe aux lois de Dieu ?

– Que veux-tu dire ?

– Oh ! vous le savez bien, et ce ne devrait pas être à moi de parler.

En vain je cherchais à biaiser ; mon cœur battait la retraite de mes arguments en déroute. Éperdument je m’écriai :

– Gertrude… tu penses que ton amour est coupable ?

Elle rectifia :

– Que notre amour… Je me dis que je devrais le penser.

– Et alors ?

Je surpris comme une supplication dans ma voix, tandis que, sans reprendre haleine, elle achevait :

– Mais que je ne peux pas cesser de vous aimer.

Tout cela se passait hier.