Et ces mots : « Si un homme a cent brebis et que l’une d’elles s’égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui s’est égarée ? » – ces mots tout rayonnants de charité, si elles osaient parler franc, elles les déclareraient de la plus révoltante injustice.

Les premiers sourires de Gertrude me consolaient de tout et payaient mes soins au centuple. Car « cette brebis, si le pasteur la trouve, je vous le dis en vérité, elle lui cause plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf autres qui ne se sont jamais égarées ». Oui, je le dis en vérité, jamais sourire d’aucun de mes enfants ne m’a inondé le cœur d’une aussi séraphique joie que fit celui que je vis poindre sur ce visage de statue certain matin où brusquement elle sembla commencer à comprendre et à s’intéresser à ce que je m’efforçais de lui enseigner depuis tant de jours.

Le 5 mars. J’ai noté cette date comme celle d’une naissance. C’était moins un sourire qu’une transfiguration. Tout à coup ses traits s’animèrent, ce fut comme un éclairement subit, pareil à cette lueur purpurine dans les hautes Alpes qui, précédant l’aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu’elle désigne et sort de la nuit ; on eût dit une coloration mystique ; et je songeai également à la piscine de Bethesda au moment que l’ange descend et vient réveiller l’eau dormante. J’eus une sorte de ravissement devant l’expression angélique que Gertrude put prendre soudain, car il m’apparut que ce qui la visitait en cet instant, n’était point tant l’intelligence que l’amour. Alors un tel élan de reconnaissance me souleva, qu’il me sembla que j’offrais à Dieu le baiser que je déposai sur ce beau front.

 

Autant ce premier résultat avait été difficile à obtenir, autant les progrès sitôt après furent rapides. Je fais effort aujourd’hui pour me remémorer par quels chemins nous procédâmes ; il me semblait parfois que Gertrude avançât par bonds comme pour se moquer des méthodes. Je me souviens que j’insistai d’abord sur les qualités des objets plutôt que sur la variété de ceux-ci : le chaud, le froid, le tiède, le doux, l’amer, le rude, le souple, le léger… puis les mouvements : écarter, rapprocher, lever, croiser, coucher, nouer, disperser, rassembler, etc. Et bientôt, abandonnant toute méthode, j’en vins à causer avec elle sans trop m’inquiéter si son esprit toujours me suivait ; mais lentement, l’invitant et la provoquant à me questionner à loisir. Certainement un travail se faisait en son esprit durant le temps que je l’abandonnais à elle-même ; car chaque fois que je la retrouvais, c’était avec une nouvelle surprise et je me sentais séparé d’elle par une moindre épaisseur de nuit. C’est tout de même ainsi, me disais-je, que la tiédeur de l’air et l’insistance du printemps triomphent peu à peu de l’hiver. Que de fois n’ai-je pas admiré la manière dont fond la neige : on dirait que le manteau s’use par en dessous, et son aspect reste le même. À chaque hiver Amélie y est prise et me déclare : la neige n’a toujours pas changé ; on la croit épaisse encore, quand déjà la voici qui cède et tout à coup, de place en place, laisse reparaître la vie.

Craignant que Gertrude ne s’étiolât à demeurer auprès du feu sans cesse, comme une vieille, j’avais commencé de la faire sortir. Mais elle ne consentait à se promener qu’à mon bras. Sa surprise et sa crainte d’abord, dès qu’elle avait quitté la maison, me laissèrent comprendre, avant qu’elle n’eût su me le dire, qu’elle ne s’était encore jamais hasardée au dehors. Dans la chaumière où je l’avais trouvée, personne ne s’était occupé d’elle autrement que pour lui donner à manger et l’aider à ne point mourir, car je n’ose point dire : à vivre. Son univers obscur était borné par les murs mêmes de cette unique pièce qu’elle n’avait jamais quittée ; à peine se hasardait-elle, les jours d’été, au bord du seuil, quand la porte restait ouverte sur le grand univers lumineux. Elle me raconta plus tard, qu’entendant le chant des oiseaux, elle l’imaginait alors un pur effet de la lumière, ainsi que cette chaleur même qu’elle sentait caresser ses joues et ses mains, et que, sans du reste y réfléchir précisément, il lui paraissait tout naturel que l’air chaud se mit à chanter, de même que l’eau se met à bouillir près du feu. Le vrai c’est qu’elle ne s’en était point inquiétée, qu’elle ne faisait attention à rien et vivait dans un engourdissement profond, jusqu’au jour où je commençai de m’occuper d’elle. Je me souviens de son inépuisable ravissement lorsque je lui appris que ces petites voix émanaient de créatures vivantes, dont il semble que l’unique fonction soit de sentir et d’exprimer l’éparse joie de la nature. (C’est de ce jour qu’elle prit l’habitude de dire : Je suis joyeuse comme un oiseau.) Et pourtant l’idée que ces chants racontaient la splendeur d’un spectacle qu’elle ne pouvait point contempler avait commencé par la rendre mélancolique.

– Est-ce que vraiment, disait-elle, la terre est aussi belle que le racontent les oiseaux ? Pourquoi ne le dit-on pas davantage ? Pourquoi, vous, ne me le dites-vous pas ? Est-ce par crainte de me peiner en songeant que je ne puis la voir ? Vous auriez tort. J’écoute si bien les oiseaux ; je crois que je comprends tout ce qu’ils disent.

– Ceux qui peuvent y voir ne les entendent pas si bien que toi, ma Gertrude, lui dis-je en espérant la consoler.

– Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils pas ? reprit-elle. Parfois ses questions me surprenaient et je demeurais un instant perplexe, car elle me forçait de réfléchir à ce que jusqu’alors j’avais accepté sans m’en étonner. C’est ainsi que je considérai, pour la première fois, que, plus l’animal est attaché de près à la terre et plus il est pesant, plus il est triste. C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre ; et je lui parlai de l’écureuil et de ses jeux.

Elle me demanda alors si les oiseaux étaient les seuls animaux qui volaient.

– Il y a aussi les papillons, lui dis-je.

– Est-ce qu’ils chantent ?

– Ils ont une autre façon de raconter leur joie, repris-je. Elle est inscrite en couleurs sur leurs ailes… Et je lui décrivis la bigarrure des papillons.

28 fév.

 

Je reviens en arrière ; car hier je m’étais laissé entraîner.

Pour l’enseigner à Gertrude j’avais dû apprendre moi-même l’alphabet des aveugles ; mais bientôt elle devint beaucoup plus habile que moi à lire cette écriture où j’avais assez de peine à me reconnaître, et qu’au surplus je suivais plus volontiers avec les yeux qu’avec les mains. Du reste, je ne fus point le seul à l’instruire. Et d’abord je fus heureux d’être secondé dans ce soin, car j’ai fort à faire sur la commune, dont les maisons sont dispersées à l’excès de sorte que mes visites de pauvres et de malades m’obligent à des courses parfois assez lointaines.