La prudence que Gertrude n’a pas encore, c’est à nous de l’avoir pour elle. C’est une affaire de conscience.
Jacques a ceci d’excellent, qu’il suffit, pour le retenir, de ces simples mots : « Je fais appel à ta conscience » dont j’ai souvent usé lorsqu’il était enfant. Cependant je le regardais et pensais que, si elle pouvait y voir, Gertrude ne laisserait pas d’admirer ce grand corps svelte, à la fois si droit et si souple, ce beau front sans rides, ce regard franc, ce visage enfantin encore, mais que semblait ombrer une soudaine gravité. Il était nu-tête et ses cheveux cendrés, qu’il portait alors assez longs, bouclaient légèrement à ses tempes et cachaient ses oreilles à demi.
– Il y a ceci que je veux te demander encore, repris-je en me levant du banc où nous étions assis : tu avais l’intention, disais-tu, de partir après-demain ; je te prie de ne pas différer ce départ. Tu devais rester absent tout un mois ; je te prie de ne pas raccourcir d’un jour ce voyage. C’est entendu ?
– Bien, mon père, je vous obéirai.
Il me parut qu’il devenait extrêmement pâle, au point que ses lèvres mêmes étaient décolorées. Mais je me persuadai que, pour une soumission si prompte, son amour ne devait pas être bien fort ; et j’en éprouvai un soulagement indicible. Au surplus, j’étais sensible à sa docilité.
– Je retrouve l’enfant que j’aimais, lui dis-je doucement, et, le tirant à moi, je posai mes lèvres sur son front. Il y eut de sa part un léger recul ; mais je ne voulus pas m’en affecter.
10 mars.
Notre maison est si petite que nous sommes obligés de vivre un peu les uns sur les autres, ce qui est assez gênant parfois pour mon travail, bien que j’aie réservé au premier une petite pièce où je puisse me retirer et recevoir mes visites ; gênant surtout lorsque je veux parler à l’un des miens en particulier, sans pourtant donner à l’entretien une allure trop solennelle comme il adviendrait dans cette sorte de parloir que les enfants appellent en plaisantant : le Lieu saint, où il leur est défendu d’entrer ; mais ce même matin Jacques était parti pour Neuchâtel, où il devait acheter ses chaussures d’excursionniste, et, comme il faisait très beau, les enfants, après déjeuner, sortirent avec Gertrude, que tout à la fois ils conduisent et qui les conduit. (J’ai plaisir à remarquer ici que Charlotte est particulièrement attentionnée avec elle.) Je me trouvai donc tout naturellement seul avec Amélie à l’heure du thé, que nous prenons toujours dans la salle commune. C’était ce que je désirais, car il me tardait de lui parler. Il m’arrive si rarement d’être en tête à tête avec elle que je me sentais comme timide, et l’importance de ce que j’avais à lui dire me troublait, comme s’il se fût agi, non des aveux de Jacques, mais des miens propres. J’éprouvais aussi, devant que de parler, à quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s’aiment, peuvent rester (ou devenir) l’un pour l’autre énigmatiques et emmurés ; les paroles, dans ce cas, soit celles que nous adressons à l’autre, soit celles que l’autre nous adresse, sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous avertir de la résistance de cette cloison séparatrice et qui, si l’on n’y veille, risque d’aller s’épaississant…
– Jacques m’a parlé hier soir et ce matin, commençai-je, tandis qu’elle versait le thé ; et ma voix était aussi tremblante que celle de Jacques hier était assurée. Il m’a parlé de son amour pour Gertrude.
– Il a bien fait de t’en parler, dit-elle sans me regarder et en continuant son travail de ménagère, comme si je lui annonçais une chose toute naturelle, ou plutôt comme si je ne lui apprenais rien.
– Il m’a dit son désir de l’épouser ; sa résolution…
– C’était à prévoir, murmura-t-elle en haussant légèrement les épaules.
– Alors tu t’en doutais ? fis-je un peu nerveusement.
– On voyait venir cela depuis longtemps. Mais c’est un genre de choses que les hommes ne savent pas remarquer.
Comme il n’eût servi à rien de protester, et que du reste il y avait peut-être un peu de vrai dans sa repartie, j’objectai simplement :
– Dans ce cas, tu aurais bien pu m’avertir.
Elle eut ce sourire un peu crispé du coin de la lèvre, par quoi elle accompagne parfois et protège ses réticences, et en hochant la tête obliquement :
– S’il fallait que je t’avertisse de tout ce que tu ne sais pas remarquer !
Que signifiait cette insinuation ? C’est ce que je ne savais ni ne voulais chercher à savoir, et passant outre :
– Enfin, je voulais entendre ce que toi tu penses de cela.
Elle soupira, puis :
– Tu sais, mon ami, que je n’ai jamais approuvé la présence de cette enfant parmi nous.
J’avais du mal à ne pas m’irriter en la voyant revenir ainsi sur le passé.
– Il ne s’agit pas de la présence de Gertrude, repris-je ; mais Amélie continuait déjà :
– J’ai toujours pensé qu’il n’en pourrait rien résulter que de fâcheux.
Par grand désir de conciliation, je saisis au bond la phrase :
– Alors tu considères comme fâcheux un tel mariage. Eh bien ! c’est ce que je voulais t’entendre dire ; heureux que nous soyons du même avis. J’ajoutai que du reste Jacques s’était docilement soumis aux raisons que je lui avais données, de sorte qu’elle n’avait plus à s’inquiéter : qu’il était convenu qu’il partirait demain pour ce voyage qui devrait durer tout un mois.
– Comme je ne me soucie pas plus que toi qu’il retrouve Gertrude ici à son retour, dis-je enfin, j’ai pensé que le mieux serait de la confier à Mlle de La M… chez qui je pourrai continuer de la voir ; car je ne me dissimule pas que j’ai contracté de véritables obligations envers elle. J’ai tantôt été pressentir la nouvelle hôtesse, qui ne demande qu’à nous obliger. Ainsi tu seras délivrée d’une présence qui t’est pénible. Louise de La M… s’occupera de Gertrude ; elle se montre enchantée de l’arrangement ; elle se réjouit déjà de lui donner des leçons d’harmonie.
Amélie semblant décidée à demeurer silencieuse, je repris :
– Comme il faut éviter que Jacques n’aille retrouver Gertrude là-bas en dehors de nous, je crois qu’il sera bon d’avertir Mlle de La M… de la situation, ne penses-tu pas ?
Je tâchais par cette interrogation d’obtenir un mot d’Amélie ; mais elle gardait les lèvres serrées, comme s’étant juré de ne rien dire. Et je continuai, non qu’il me restât rien à ajouter, mais parce que je ne pouvais supporter son silence :
– Au reste, Jacques reviendra de ce voyage peut-être déjà guéri de son amour. À son âge, est-ce qu’on connaît seulement ses désirs ?
– Oh ! même plus tard on ne les connaît pas toujours, fit-elle enfin bizarrement.
Son ton énigmatique et sentencieux m’irritait, car je suis de naturel trop franc pour m’accommoder aisément du mystère. Me tournant vers elle, je la priai d’expliquer ce qu’elle sous-entendait par là.
– Rien, mon ami, reprit-elle tristement. Je songeais seulement que tantôt tu souhaitais qu’on t’avertisse de ce que tu ne remarquais pas.
– Et alors ?
– Et alors je me disais qu’il n’est pas aisé d’avertir.
J’ai dit que j’avais horreur du mystère et, par principe, je me refuse aux sous-entendus.
– Quand tu voudras que je te comprenne, tu tâcheras de t’exprimer plus clairement, repartis-je d’une manière peut-être un peu brutale, et que je regrettai tout aussitôt ; car je vis un instant ses lèvres trembler. Elle détourna la tête puis, se levant, fit quelques pas hésitants et comme chancelants dans la pièce.
– Mais enfin, Amélie, m’écriai-je, pourquoi continues-tu à te désoler, à présent que tout est réparé ?
Je sentais que mon regard la gênait, et c’est le dos tourné, m’accoudant à la table et la tête appuyée contre la main, que je lui dis :
– Je t’ai parlé durement tout à l’heure. Pardon.
Alors je l’entendis s’approcher de moi, puis je sentis ses doigts se poser doucement sur mon front, tandis qu’elle disait d’une voix tendre et pleine de larmes :
– Mon pauvre ami !
Puis aussitôt elle quitta la pièce.
Les phrases d’Amélie, qui me paraissaient alors mystérieuses, s’éclairèrent pour moi peu ensuite ; je les ai rapportées telles qu’elles m’apparurent d’abord ; et ce jour-là je compris seulement qu’il était temps que Gertrude partit.
12 mars.
Je m’étais imposé ce devoir de consacrer quotidiennement un peu de temps à Gertrude ; c’était, suivant les occupations de chaque jour, quelques heures ou quelques instants. Le lendemain du jour où j’avais eu cette conversation avec Amélie, je me trouvais assez libre, et, le beau temps y invitant, j’entraînai Gertrude à travers la forêt, jusqu’à ce repli du Jura où, à travers le rideau des branches et par-delà l’immense pays dominé, le regard, quand le temps est clair, par-dessus une brume légère, découvre l’émerveillement des Alpes blanches. Le soleil déclinait déjà sur notre gauche quand nous parvînmes à l’endroit où nous avions coutume de nous asseoir. Une prairie à l’herbe à la fois rase et drue dévalait à nos pieds ; plus loin pâturaient quelques vaches ; chacune d’elles, dans ces troupeaux de montagne, porte une cloche au cou.
– Elles dessinent le paysage, disait Gertrude en écoutant leur tintement.
Elle me demanda, comme à chaque promenade, de lui décrire l’endroit où nous nous arrêtions.
– Mais, lui dis-je, tu le connais déjà ; c’est l’orée d’où l’on voit les Alpes.
– Est-ce qu’on les voit bien aujourd’hui ?
– On voit leur splendeur tout entière.
– Vous m’avez dit qu’elles étaient chaque jour un peu différentes.
– À quoi les comparerai-je aujourd’hui ? À la soif d’un plein jour d’été. Avant ce soir elles auront achevé de se dissoudre dans l’air.
– Je voudrais que vous me disiez s’il y a des lys dans la grande prairie devant nous ?
– Non, Gertrude ; les lys ne croissent pas sur ces hauteurs ; ou seulement quelques espèces rares.
– Pas ceux que l’on appelle les lys des champs ?
– Il n’y a pas de lys dans les champs.
– Même pas dans les champs des environs de Neuchâtel ?
– Il n’y a pas de lys des champs.
– Alors pourquoi le Seigneur nous dit-il : « Regardez les lys des champs ? »
– Il y en avait sans doute de son temps, pour qu’il le dise ; mais les cultures des hommes les ont fait disparaître.
– Je me rappelle que vous m’avez dit souvent que le plus grand besoin de cette terre est de confiance et d’amour.
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