Mais, ce dimanche-là, comme il se sentait en retard, il soufflait terriblement, la bouche grande ouverte dans sa face apoplectique, où la graisse avait noyé le petit nez camard et les petits yeux gris ; et, sous le ciel livide chargé de neige, malgré le froid précoce qui succédait aux averses de la semaine, il balançait son tricorne, la tête nue, embroussaillée d’épais cheveux roux grisonnants.
La route dévalait à pic, et la rive gauche de l’Aigre, avant le pont de pierre, n’était bâtie que de quelques maisons, une sorte de faubourg que l’abbé traversa de son allure de tempête. Il n’eut pas même un regard, ni en amont, ni en aval, pour la rivière lente et limpide, dont les courbes se déroulaient parmi les prairies, au milieu des bouquets de saules et de peupliers. Mais, sur la rive droite, commençait le village, une double file de façades bordant la route, tandis que d’autres escaladaient le coteau, plantées au hasard ; et, tout de suite après le pont, se trouvaient la mairie et l’école, une ancienne grange surélevée d’un étage, badigeonnée à la chaux. Un instant, l’abbé hésita, allongea la tête dans le vestibule vide. Puis, il se tourna, il parut fouiller d’un coup d’œil deux cabarets, en face : l’un, avec une devanture propre, garnie de bocaux, surmontée d’une petite enseigne de bois jaune, où se lisait en lettres vertes : Macqueron épicier ; l’autre à la porte simplement ornée d’une branche de houx, étalant en noir sur le mur grossièrement crépi ces mots : Tabac, chez Lengaigne. Et, entre les deux, il se décidait à prendre une ruelle escarpée, un raidillon qui menait droit devant l’église, lorsque la vue d’un vieux paysan l’arrêta.
― Ah ! c’est vous, père Fouan... Je suis pressé, je désirais aller vous voir... Que faisons-nous, dites ? Il n’est pas possible que votre fils Buteau laisse Lise dans sa position, avec ce ventre qui grossit et qui crève les yeux... Elle est fille de la Vierge, c’est une honte, une honte !
Le vieux l’écoutait, d’un air de déférence polie.
― Dame ! monsieur le curé, que voulez-vous que j’y fasse, si Buteau s’obstine ?... Et puis, le garçon a tout de même de la raison, ce n’est guère à son âge qu’on se marie, avec rien.
― Mais il y a un enfant !
― Bien sûr... Seulement, il n’est pas encore fait, cet enfant. Est-ce qu’on sait ?... Tout juste, c’est ça qui n’encourage guère, un enfant, quand on n’a pas de quoi lui coller une chemise sur le corps !
Il disait ces choses sagement, en vieillard qui connaît la vie. Puis, de la même voix mesurée, il ajouta :
― D’ailleurs, ça va s’arranger peut-être... Oui, je partage mon bien, on tirera les lots tout à l’heure, après la messe... Alors, quand il aura sa part, Buteau verra, j’espère, à épouser sa cousine.
― Bon ! dit le prêtre. Ça suffit, je compte sur vous, père Fouan.
Mais une volée de cloche lui coupa la parole, et il demanda, effaré :
― C’est le second coup, n’est-ce pas ?
― Non, monsieur le curé, c’est le troisième.
― Ah ! bon sang ! voilà encore cet animal de Bécu qui sonne sans m’attendre !
Il jurait, il monta violemment le sentier. En haut, il faillit avoir une attaque, la gorge grondante comme un soufflet de forge.
La cloche continuait, tandis que les corbeaux qu’elle avait dérangés, volaient en croassant à la pointe du clocher, une flèche du quinzième siècle, qui attestait l’ancienne importance de Rognes. Devant la porte grande ouverte, un groupe de paysans attendaient, parmi lesquels le cabaretier Lengaigne, libre penseur, fumait sa pipe ; et plus loin, contre le mur du cimetière, le maire, le fermier Hourdequin, un bel homme, de traits énergiques, causait avec son adjoint, l’épicier Macqueron. Lorsque le prêtre eut passé, saluant, tous le suivirent, sauf Lengaigne, qui affecta de tourner le dos, en suçant sa pipe.
Dans l’église, à droite du porche, un homme, pendu à une corde, tirait toujours.
― Assez, Bécu ! dit l’abbé Godard, hors de lui. Je vous ai ordonné vingt fois de m’attendre, avant de sonner le troisième.
Le garde champêtre, qui était sonneur, retomba sur les pieds, effaré d’avoir désobéi. C’était un petit homme de cinquante ans, une tête carrée et tannée de vieux militaire, à moustaches et à barbiche grises, le cou raidi, comme étranglé continuellement par des cols trop étroits. Très ivre déjà, il resta au port d’arme, sans se permettre une excuse.
D’ailleurs, le prêtre traversait la nef, en jetant un coup d’œil sur les bancs. Il y avait peu de monde. A gauche, il ne vit encore que Delhomme, venu comme conseiller municipal. A droite, du côté des femmes, elles étaient au plus une douzaine : il reconnut Cœlina Macqueron, sèche, nerveuse et insolente ; Flore Lengaigne, une grosse mère, geignarde, molle et douce ; la Bécu, longue, noiraude, très sale. Mais ce qui acheva de le courroucer, ce fut la tenue des filles de la Vierge, au premier banc. Françoise était là, entre deux de ses amies, la fille aux Macqueron, Berthe, une jolie brune, élevée en demoiselle à Cloyes, et la fille aux Lengaigne, Suzanne, une blonde, laide, effrontée, que ses parents allaient mettre en apprentissage chez une couturière de Châteaudun. Toutes trois riaient d’une façon inconvenante. Et, à côté, la pauvre Lise, grasse et ronde, la mine gaie, étalait le scandale de son ventre, en face de l’autel.
Enfin, l’abbé Godard entrait dans la sacristie, lorsqu’il tomba sur Delphin et sur Nénesse, qui jouaient à se pousser, en préparant les burettes.
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