Allons, c’est fini, n’en causons plus.
Buteau, noyé de ténèbres, ne répondit pas. Les autres approuvèrent bruyamment, tandis que la mère se décidait à allumer une chandelle, pour mettre le couvert.
Et, à cette minute, Jean, qui venait rejoindre son camarade, aperçut deux ombres enlacées, guettant de la route, déserte et noire, ce qu’on faisait chez les Fouan. Dans le ciel d’ardoise, des flocons de neige commençaient à voler, d’une légèreté de plume.
― Oh ! monsieur Jean, dit une voix douce, vous nous avez fait peur !
Alors, il reconnut Françoise, encapuchonnée, avec sa face longue, aux lèvres fortes. Elle se serrait contre sa sœur Lise, la tenait d’un bras à la taille. Les deux sœurs s’adoraient, on les rencontrait toujours de la sorte, au cou l’une de l’autre. Lise, plus grande, l’air agréable, malgré ses gros traits et la bouffissure commençante de toute sa ronde personne, restait réjouie dans son malheur.
― Vous espionnez donc ? demanda-t-il gaiement.
― Dame ! répondit-elle, ça m’intéresse, ce qui se passe là dedans... Savoir si ça va décider Buteau !
Françoise, d’un geste de caresse, avait emprisonné de son autre bras le ventre enflé de sa sœur.
― S’il est permis, le cochon !... Quand il aura la terre, peut-être qu’il voudra une fille plus riche.
Mais Jean leur donna bon espoir : le partage devait être terminé, on arrangerait le reste. Puis, lorsqu’il leur apprit qu’il mangeait chez les vieux, Françoise dit encore :
― Ah bien ! nous vous reverrons tout à l’heure, nous irons à la veillée.
Il les regarda se perdre dans la nuit. La neige tombait plus épaisse, leurs vêtements confondus se liséraient d’un fin duvet blanc.
V
Dès sept heures, après le dîner, les Fouan, Buteau et Jean étaient allés, dans l’étable, rejoindre les deux vaches, que Rose devait vendre. Ces bêtes, attachées au fond, devant l’auge, chauffaient la pièce de l’exhalaison forte de leur corps et de leur litière ; tandis que la cuisine, avec les trois maigres tisons du dîner, se trouvait déjà glacée par les gelées précoces de novembre. Aussi, l’hiver, veillait-on là, sur la terre battue, bien à l’aise, au chaud, sans autre dérangement que d’y transporter une petite table ronde et une douzaine de vieilles chaises. Chaque voisin apportait la chandelle à son tour ; de grandes ombres dansaient le long des murailles nues, noires de poussière, jusqu’aux toiles d’araignée des charpentes ; et l’on avait dans le dos les souffles tièdes des vaches, qui, couchées, ruminaient.
La Grande arriva la première, avec un tricot. Elle n’apportait jamais de chandelle, abusant de son grand âge, si redoutée, que son frère n’osait la rappeler aux usages. Tout de suite, elle prit la bonne place, attira le chandelier, le garda pour elle seule, à cause de ses mauvais yeux. Elle avait posé contre sa chaise la canne qui ne la quittait jamais. Des parcelles scintillantes de neige fondaient sur les ports rudes qui hérissaient sa tête d’oiseau décharné.
― Ça tombe ? demanda Rose.
― Ça tombe, répondit-elle de sa voix brève.
Et elle se mit à son tricot, elle serra ses lèvres minces, avare de paroles, après avoir jeté sur Jean et sur Buteau un regard perçant.
Les autres, derrière elle, parurent : d’abord, Fanny qui s’était fait accompagner par son fils Nénesse, Delhomme ne venant jamais aux veillées ; et, presque aussitôt, Lise et Françoise, qui secouèrent en riant la neige dont elles étaient couvertes. Mais la vue de Buteau fit rougir légèrement la première. Lui, tranquillement, la regardait.
― Ça va bien, Lise, depuis qu’on ne s’est vu ?
― Pas mal, merci.
― Allons, tant mieux !
Palmyre, pendant ce temps, s’était furtivement glissée par la porte entrouverte ; et elle s’amincissait, elle se plaçait le plus loin possible de sa grand-mère, la terrible Grande, lorsqu’un tapage, sur la route, la fit se redresser. C’étaient des bégaiements de fureur, des larmes, des rires et des huées.
― Ah ! les gredins d’enfants, ils sont encore après lui ! cria-t-elle.
D’un bond, elle avait rouvert la porte ; et, brusquement hardie, avec des grondements de bonne, elle délivra son frère Hilarion des farces de la Trouille, de Delphin et de Nénesse. Ce dernier venait de rejoindre les deux autres, qui hurlaient aux trousses de l’infirme. Essoufflé, ahuri, Hilarion entra, en se déhanchant sur ses jambes torses. Son bec-de-lièvre le faisait saliver, il bégayait sans pouvoir expliquer les choses, l’air caduc pour ses vingt-quatre ans, d’une hideur bestiale de crétin. Il était devenu très méchant, enragé de ce qu’il ne pouvait attraper à la course et calotter les gamins qui le poursuivaient. Cette fois encore, c’était lui qui avait reçu une volée de boules de neige.
― Oh ! est-il menteur ! dit la Trouille, d’un grand air innocent. Il m’a mordue au pouce, tenez !
Du coup, Hilarion, les mots en travers de la gorge, faillit s’étrangler ; tandis que Palmyre le calmait, lui essuyait le visage avec son mouchoir, en l’appelant son mignon.
― En voilà assez, hein ! finit par dire Fouan. Toi, tu devrais bien l’empêcher de te suivre. Assois-le au moins, qu’il se tienne tranquille !... Et vous, marmaille, silence ! On va vous prendre par les oreilles et vous reconduire chez vos parents.
Mais, comme l’infirme continuait à bégayer, voulant avoir raison, la Grande, dont les yeux flambèrent, saisit sa canne et en assena un coup si rude sur la table, que tout le monde sauta. Palmyre et Hilarion, saisis de terreur, s’affaissèrent, ne bougèrent plus.
Et la veillée commença.
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