Ça marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se plaindre... Et voici Napoléon III, aujourd’hui, et ça n’allait pas encore trop mal jusqu’à l’année dernière... Seulement...

Il voulut garder le reste, mais les mots lui échappaient.

― Seulement, qu’est-ce que ça nous a foutu, leur liberté et leur égalité, à Rose et à moi ?... Est-ce que nous en sommes plus gras, après nous être esquintés pendant cinquante ans ?

Alors, en quelques mots lents et pénibles, il résuma inconsciemment toute cette histoire : la terre si longtemps cultivée pour le seigneur, sous le bâton et dans la nudité de l’esclave, qui n’a rien à lui, pas même sa peau ; la terre, fécondée de son effort, passionnément aimée et désirée pendant cette intimité chaude de chaque heure, comme la femme d’un autre que l’on soigne, que l’on étreint et que l’on ne peut posséder ; la terre, après des siècles de ce tourment de concupiscence, obtenue enfin, conquise, devenue sa chose, sa jouissance, l’unique source de la vie. Et ce désir séculaire, cette possession sans cesse reculée, expliquait son amour pour son champ, sa passion de la terre, du plus de terre possible, de la motte grasse, qu’on touche, qu’on pèse au creux de la main. Combien pourtant elle était indifférente et ingrate, la terre ! On avait beau l’adorer, elle ne s’échauffait pas, ne produisait pas un grain de plus. De trop fortes pluies pourrissaient les semences, des coups de grêle hachaient le blé en herbe, un vent de foudre versait les tiges, deux mois de sécheresse maigrissaient les épis ; et c’étaient encore les insectes qui rongent, les froids qui tuent, des maladies sur le bétail, des lèpres de mauvaises plantes mangeant le sol : tout devenait une cause de ruine, la lutte restait quotidienne, au hasard de l’ignorance, en continuelle alerte. Certes, lui ne s’était pas épargné, tapant des deux poings, furieux de voir que le travail ne suffisait pas. Il y avait desséché les muscles de son corps, il s’était donné tout entier à la terre, qui, après l’avoir à peine nourri, le laissait misérable, inassouvi, honteux d’impuissance sénile, et passait aux bras d’un autre mâle, sans pitié même pour ses pauvres os, qu’elle attendait.

― Et voilà ! et voilà ! continuait le père. On est jeune, on se décarcasse ; et, quand on est parvenu bien difficilement à joindre les deux bouts, on est vieux, il faut partir... N’est-ce pas, Rose ?

La mère hocha sa tête tremblante. Ah ! oui, bon sang ! elle avait travaillé, elle aussi, plus qu’un homme bien sûr ! Levée avant les autres, faisant la soupe, balayant, récurant, les reins cassés par mille soins, les vaches, le cochon, le pétrin, toujours couchée la dernière ! Pour n’en être pas crevée, il fallait qu’elle fût solide. Et c’était sa seule récompense, d’avoir vécu : on n’amassait que des rides, bien heureux encore, lorsque, après avoir coupé les barils en quatre, s’être couché sans lumière et contenté de pain et d’eau, on gardait de quoi ne pas mourir de faim, dans ses vieux jours.

― Tout de même, reprit Fouan, il ne faut pas nous plaindre. Je me suis laissé conter qu’il y a des pays où la terre donne un mal de chien. Ainsi, dans le Perche, ils n’ont que des cailloux... En Beauce, elle est douce encore, elle ne demande qu’un bon travail suivi... Seulement, ça se gâte. Elle devient pour sûr moins fertile, des champs où l’on récoltait vingt hectolitres, n’en rapportent aujourd’hui que quinze... Et le prix de l’hectolitre diminue depuis un an, on raconte qu’il arrive du blé de chez les sauvages, c’est quelque chose de mauvais qui commence, une crise, comme ils disent... Est-ce que le malheur est jamais fini ? Ça ne met pas de viande dans la marmite, n’est-ce pas ? leur suffrage universel. Le foncier nous casse les épaules, on nous prend toujours nos enfants pour la guerre... Allez, on a beau faire des révolutions, c’est bonnet blanc, blanc bonnet, et le paysan reste le paysan.

Jean, qui était méthodique, attendait, pour achever sa lecture. Le silence étant retombé, il lut doucement :

― « Heureux laboureur, ne quitte pas le village pour la ville, où il te faudrait tout acheter, le lait, la viande et les légumes, où tu dépenserais toujours au-delà du nécessaire, à cause des occasions. N’as-tu pas au village de l’air et du soleil, un travail sain, des plaisirs honnêtes ? La vie des champs n’a point son égale, tu possèdes le vrai bonheur, loin des lambris dorés ; et la preuve, c’est que les ouvriers des villes viennent se régaler à la campagne, de même que les bourgeois n’ont qu’un rêve, se retirer près de toi, cueillir des fleurs, manger des fruits aux arbres, faire des cabrioles sur le gazon. Dis-toi bien, Jacques Bonhomme, que l’argent est une chimère. Si tu as la paix du cœur, ta fortune est faite. »

Sa voix s’était altérée, il dut contenir une émotion de gros garçon tendre, grandi dans les villes, et dont les idées de félicité champêtre remuaient l’âme. Les autres restèrent mornes, les femmes pliées sur leurs aiguilles, les hommes tassés, la face durcie. Est-ce que le livre se moquait d’eux ? L’argent seul était bon, et ils crevaient de misère. Puis, comme ce silence, lourd de souffrance et de rancune, le gênait, le jeune homme se permit une réflexion sage.

― Tout de même, ça irait mieux peut-être avec l’instruction... Si l’on était si malheureux autrefois, c’était qu’on ne savait pas.