Accepte !

― Non !

Et il disparut, il monta se coucher.

Dehors, Lise et Françoise, encore saisies de cette scène, firent quelques pas en silence. Elles s’étaient reprises à la taille, elles se confondaient, toutes noires, dans le bleuissement nocturne de la neige. Mais Jean qui les suivait, également silencieux, les entendit bientôt pleurer. Il voulut leur rendre courage.

― Voyons, il réfléchira, il dira oui demain.

― Ah ! vous ne le connaissez pas, s’écria Lise. Il se ferait plutôt hacher que de céder... Non, non, c’est fini !

Puis, d’une voix désespérée :

― Qu’est-ce que je vais donc en faire, de son enfant ?

― Dame ! faut bien qu’il sorte, murmura Françoise.

Cela les fit rire. Mais elles étaient trop tristes, elles se remirent à pleurer.

Lorsque Jean les eut laissées à leur porte, il continua sa route, à travers la plaine. La neige avait cessé, le ciel était redevenu vif et clair, criblé d’étoiles, un grand ciel de gelée, d’où tombait un jour bleu, d’une limpidité de cristal ; et la Beauce, à l’infini, se déroulait, toute blanche, plate et immobile comme une mer de glace. Pas un souffle ne venait de l’horizon lointain, il n’entendait que la cadence de ses gros souliers sur le sol durci. C’était un calme profond, la paix souveraine du froid. Tout ce qu’il avait lu lui tournait dans la tête, il ôta sa casquette pour se rafraîchir, souffrant derrière les oreilles, ayant besoin de ne plus penser à rien. L’idée de cette fille enceinte et de sa sœur le fatiguait aussi. Ses gros souliers sonnaient toujours. Une étoile filante se détacha, sillonna le ciel d’un vol de flamme, silencieuse.

Là-bas, la ferme de la Borderie disparaissait, renflant à peine d’une légère bosse la nappe blanche ; et, dès que Jean se fut engagé dans le sentier de traverse, il se rappela le champ qu’il avait ensemencé à cette place, quelques jours plus tôt : il regarda vers la gauche, il le reconnut, sous le suaire qui le couvrait. La couche était mince, d’une légèreté et d’une pureté d’hermine, dessinant les arêtes des sillons, laissant deviner les membres engourdis de la terre. Comme les semences devaient dormir ! quel bon repos dans ces flancs glacés, jusqu’au tiède matin, où le soleil du printemps les réveillerait à la vie !

DEUXIÈME PARTIE

I

Il était quatre heures, le jour se levait à peine, un jour rose des premiers matins de mai. Sous le ciel pâlissant, les bâtiments de la Borderie sommeillaient encore, à demi sombres, trois longs bâtiments aux trois bords de la vaste cour carrée, la bergerie au fond, les granges à droite, la vacherie, l’écurie et la maison d’habitation à gauche. Fermant le quatrième côté, la porte charretière était close, verrouillée d’une barre de fer. Et, sur la fosse à fumier, seul un grand coq jaune sonnait le réveil, de sa note éclatante de clairon. Un second coq répondit, puis un troisième. L’appel se répéta, s’éloigna de ferme en ferme, d’un bout à l’autre de la Beauce.

Cette nuit-là, comme presque toutes les nuits, Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante qu’il lui avait laissé embellir d’un papier à fleurs, de rideaux de percale et de meubles d’acajou. Malgré son pouvoir grandissant, elle s’était heurtée à de violents refus, chaque fois qu’elle avait tenté d’occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu’il défendait par un dernier respect. Elle en restait très blessée, elle comprenait bien quelle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu’elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge.

Au petit jour, Jacqueline s’éveilla, et elle demeurait sur le dos, les paupières grandes ouvertes, tandis que, près d’elle, le fermier ronflait encore. Ses yeux noirs rêvaient dans cette chaleur excitante du lit, un frisson gonfla sa nudité de jolie fille mince. Pourtant, elle hésitait ; puis, elle se décida, enjamba doucement son maître, la chemise retroussée, si légère et si souple, qu’il ne la sentit point ; et, sans bruit, les mains fiévreuses de son brusque désir, elle passa un jupon. Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux à son tour.

― Tiens ! tu t’habilles... Où vas-tu ?

― J’ai peur pour le pain, je vais voir.

Hourdequin se rendormit, bégayant, étonné du prétexte, la tête en sourd travail dans l’accablement du sommeil. Quelle drôle d’idée ! le pain n’avait pas besoin d’elle, à cette heure. Et il se réveilla en sursaut, sous la pointe aiguë d’un soupçon. Ne la voyant plus là, étourdi, il promenait son regard vague autour de cette chambre de bonne, où étaient ses pantoufles, sa pipe, son rasoir.