Elle regardait sans pensée une bande de poules, piquant du bec et se chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement de l’air faisait fumer, d’une petite vapeur bleue. Au bout d’une demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle n’avait pas bougé. Il s’assit près d’elle, et comme la vache s’agitait, se battait de sa queue en meuglant, il finit par dire :

― C’est ennuyeux que le vacher ne rentre pas.

La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Puis, après un nouveau silence :

― Alors, Caporal, c’est Jean tout court qu’on vous nomme ?

― Mais non, Jean Macquart.

― Et vous n’êtes pas de nos pays ?

― Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas.

Elle avait levé les yeux pour l’examiner, surprise qu’on pût être de si loin.

― Après Solférino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu d’Italie avec mon congé, et c’est un camarade qui m’a amené par ici... Alors, voilà, mon ancien métier de menuisier ne m’allait plus, des histoires m’ont fait rester à la ferme.

― Ah ! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs.

Mais, à ce moment, la Coliche prolongea son meuglement désespéré de désir ; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte était fermée.

― Tiens ! cria Jean, ce bougre de César l’a entendue !... Écoute, il cause là dedans... Oh ! il connaît son affaire, on ne peut en faire entrer une dans la cour, sans qu’il la sente et qu’il sache ce qu’on lui veut...

Puis, s’interrompant :

― Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin... Si tu voulais, je t’amènerais le taureau. Nous ferions bien ça, à nous deux.

― Oui, c’est une idée, dit Françoise, qui se leva.

Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu’il demanda encore :

― Et ta bête, faut-il l’attacher ?

― L’attacher, non, non ! pas la peine !... Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point.

La porte ouverte, on aperçut, sur deux rangs, aux deux côtés de l’allée centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchées dans la litière, les autres broyant les betteraves de leur auge ; et, de l’angle où il se trouvait, l’un des taureaux, un hollandais noir taché de blanc, allongeait la tête, dans l’attente de sa besogne.

Dès qu’il fut détaché, César, lentement, sortit. Mais tout de suite il s’arrêta, comme surpris par le grand air et le grand jour ; et il resta une minute immobile, raidi sur les pieds, la queue nerveusement balancée, le cou enflé, le mufle tendu et flairant. La Coliche, sans bouger, tournait vers lui ses gros yeux fixes, en meuglant plus bas. Alors, il s’avança, se colla contre elle, posa la tête sur la croupe, d’une courte et rude pression ; sa langue pendait, il écarta la queue, lécha jusqu’aux cuisses ; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la peau seulement plissée d’un frisson. Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient.

Et, quand il fut prêt, César monta sur la Coliche, d’un saut brusque, avec une lourdeur puissante qui ébranla le sol. Elle n’avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de grande taille, était si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu’il n’arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement.

― Il est trop petiot, dit Françoise.

― Oui, un peu, dit Jean. Ça ne fait rien, il entrera tout de même.

Elle hocha la tête ; et, César tâtonnant encore, s’épuisant, elle se décida.

― Non, faut l’aider... S’il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas.

D’un air calme et attentif, comme pour une besogne sérieuse, elle s’était avancée. Le soin qu’elle y mettait fonçait le noir de ses yeux, entr’ouvrait ses lèvres rouges, dans sa face immobile. Elle dut lever le bras d’un grand geste, elle saisit à pleine main le membre du taureau, qu’elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramassé dans sa force, il pénétra d’un seul tour de reins, à fond. Puis, il ressortit. C’était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilité impassible de la terre qu’on ensemence, la vache avait reçu, sans un mouvement, ce jet fécondant du mâle. Elle n’avait même pas frémi dans la secousse. Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol.

Françoise, ayant retiré sa main, restait le bras en l’air. Elle finit par le baisser, en disant :

― Ça y est.

― Et raide ! répondit Jean d’un air de conviction, où se mêlait un contentement de bon ouvrier pour l’ouvrage vite et bien fait.

Il ne songeait pas à lâcher une de ces gaillardises, dont les garçons de la ferme s’égayaient avec les filles qui amenaient ainsi leurs vaches. Cette gamine semblait trouver ça tellement simple et nécessaire, qu’il n’y avait vraiment pas de quoi rire, honnêtement.