Comme deux nageurs qui unissent leurs efforts pour rompre un courant, les deux Corses luttèrent d’abord courageusement ; mais parfois ils s’abandonnaient à une apathie semblable à ces sommeils qui précèdent la mort ; et bientôt ils se virent obligés de vendre leurs bijoux. La Pauvreté se montra tout à coup, non pas hideuse, mais vêtue simplement, et presque douce à supporter, sa voix n’avait rien d’effrayant, elle ne traînait après elle ni désespoir, ni spectres, ni haillons, mais elle faisait perdre le souvenir et les habitudes de l’aisance ; elle usait les ressorts de l’orgueil. Puis, vint la Misère dans toute son horreur, insouciante de ses guenilles et foulant aux pieds tous les sentiments humains. Sept ou huit mois après la naissance du petit Bartholoméo, l’on aurait eu de la peine à reconnaître dans la mère qui allaitait cet enfant malingre l’original de l’admirable portrait, le seul ornement d’une chambre nue. Sans feu par un rude hiver, Ginevra vit les gracieux contours de sa figure se détruire lentement, ses joues devinrent blanches comme de la porcelaine. On eût [eut] dit que ses yeux avaient pâli. Elle regardait en pleurant son enfant amaigri, décoloré, et ne souffrait que de cette jeune misère. Luigi debout et silencieux, n’avait plus le courage de sourire à son fils.
— J’ai couru tout Paris, disait-il d’une voix sourde, je n’y connais personne, et comment oser demander à des indifférents ? Vergniaud, le nourrisseur, mon vieil Égyptien, est impliqué dans une conspiration, il a été mis en prison, et d’ailleurs, il m’a prêté tout ce dont il pouvait disposer. Quant à notre propriétaire, il ne nous a rien demandé depuis un an.
— Mais nous n’avons besoin de rien, répondit doucement Ginevra en affectant un air calme.
— Chaque jour qui arrive amène une difficulté de plus, reprit Luigi avec terreur.
La faim était à leur porte. Luigi prit tous les tableaux de Ginevra, le portrait, plusieurs meubles desquels le ménage pouvait encore se passer, il vendit tout à vil prix, et la somme qu’il en obtint prolongea l’agonie du ménage pendant quelques moments. Dans ces jours de malheur, Ginevra montra la sublimité de son caractère et l’étendue de sa résignation, elle supporta stoïquement les atteintes de la douleur ; son âme énergique la soutenait contre tous les maux, elle travaillait d’une main défaillante auprès de son fils mourant, expédiait les soins du ménage avec une activité miraculeuse, et suffisait à tout. Elle était même heureuse encore quand elle voyait sur les lèvres de Luigi un sourire d’étonnement à l’aspect de la propreté qu’elle faisait régner dans l’unique chambre où ils s’étaient réfugiés.
— Mon ami, je t’ai gardé ce morceau de pain, lui dit-elle un soir qu’il rentrait fatigué.
— Et toi ?
— Moi, j’ai dîné, cher Luigi, je n’ai besoin de rien.
Et la douce expression de son visage le pressait encore plus que sa parole d’accepter une nourriture de laquelle elle se privait, Luigi l’embrassa par un de ces baisers de désespoir qui se donnaient en 1793 entre amis à l’heure où ils montaient ensemble à l’échafaud. En ces moments suprêmes, deux êtres se voient cœur à cœur. Aussi, le malheureux Luigi comprenant tout à coup que sa femme était à jeun, partagea-t-il la fièvre qui la dévorait, il frissonna, sortit en prétextant une affaire pressante, car il aurait mieux aimé prendre le poison le plus subtil, plutôt que d’éviter la mort en mangeant le dernier morceau de pain qui se trouvait chez lui. Il se mit à errer dans Paris au milieu des voitures les plus brillantes, au sein de ce luxe insultant qui éclate partout ; il passa promptement devant les boutiques des changeurs où l’or étincelle ; enfin, il résolut de se vendre, de s’offrir comme remplaçant pour le service militaire en espérant que ce sacrifice sauverait Ginevra, et que, pendant son absence, elle pourrait rentrer en grâce auprès de Bartholoméo. Il alla donc trouver un de ces hommes qui font la traite des blancs, et il éprouva une sorte de bonheur à reconnaître en lui un ancien officier de la garde impériale.
— Il y a deux jours que je n’ai mangé, lui dit-il d’une voix lente et faible, ma femme meurt de faim, et ne m’adresse pas une plainte, elle expirerait en souriant, je crois. De grâce, mon camarade, ajouta-t-il avec un sourire amer, achète-moi d’avance, je suis robuste, je ne suis plus au service, et je...
L’officier donna une somme à Luigi en à-compte sur celle qu’il s’engageait à lui procurer. L’infortuné poussa un rire convulsif quand il tint une poignée de pièces d’or, il courut de toute sa force vers sa maison, haletant, et criant parfois : — O ma Ginevra ! Ginevra ! Il commençait à faire nuit quand il arriva chez lui. Il entra tout doucement, craignant de donner une trop forte émotion à sa femme, qu’il avait laissée faible. Les derniers rayons du soleil pénétrant par la lucarne venaient mourir sur le visage de Ginevra qui dormait assise sur une chaise en tenant son enfant sur son sein.
— Réveille-toi, ma chère Ginevra, dit-il sans s’apercevoir de la pose de son enfant qui en ce moment conservait un éclat surnaturel.
En entendant cette voix, la pauvre mère ouvrit les yeux, rencontra le regard de Luigi, et sourit, mais Luigi jeta un cri d’épouvante : Ginevra était tout à fait changée, à peine la reconnaissait-il, il lui montra par un geste d’une sauvage énergie l’or qu’il avait à la main.
La jeune femme se mit à rire machinalement, et tout à coup elle s’écria d’une voix affreuse : — Louis ! l’enfant est froid.
Elle regarda son fils et s’évanouit, car le petit Barthélémy était mort. Luigi prit sa femme dans ses bras sans lui ôter l’enfant qu’elle serrait avec une force incompréhensible ; et après l’avoir posée sur le lit, il sortit pour appeler au secours.
— O mon Dieu ! dit-il à son propriétaire qu’il rencontra sur l’escalier, j’ai de l’or, et mon enfant est mort de faim, sa mère se meurt, aidez-nous ?
Il revint comme un désespéré vers Ginevra, et laissa l’honnête maçon occupé, ainsi que plusieurs voisins, de rassembler tout ce qui pouvait soulager une misère inconnue jusqu’alors, tant les deux Corses l’avaient soigneusement cachée par un sentiment d’orgueil. Luigi avait jeté son or sur le plancher, et s’était agenouillé au chevet du lit où gisait sa femme.
— Mon père ! s’écriait Ginevra dans son délire, prenez soin de mon fils qui porte votre nom.
— O mon ange ! calme-toi, lui disait Luigi en l’embrassant, de beaux jours nous attendent.
Cette voix et cette caresse lui rendirent quelque tranquillité.
— O mon Louis ! reprit-elle en le regardant avec une attention extraordinaire, écoute-moi bien. Je sens que je meurs. La mort est naturelle, je souffrais trop, et puis un bonheur aussi grand que le mien devait se payer. Oui, mon Luigi, console-toi. J’ai été si heureuse, que si je recommençais à vivre, j’accepterais encore notre destinée. Je suis une mauvaise mère : je te regrette encore plus que je ne regrette mon enfant. — Mon enfant, ajouta-t-elle d’un son de voix profond. Deux larmes se détachèrent de ses yeux mourants, et soudain elle pressa le cadavre qu’elle n’avait pu réchauffer. — Donne ma chevelure à mon père, en souvenir de sa Ginevra, reprit-elle.
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