Mais plus de Vendetta ! Il n’y a pas de mâquis ici. Si tu y joues du poignard, il n’y aurait pas de grâce à espérer. Ici la loi protège tous les citoyens, et l’on ne se fait pas justice soi-même.

— Il s’est fait le chef d’un singulier pays, répondit Bartholoméo en prenant la main de Lucien et la serrant. Mais vous me reconnaissez dans le malheur, ce sera maintenant entre nous à la vie à la mort, et vous pouvez disposer de tous les Piombo.

A ces mots, le front du Corse se dérida, et il regarda autour de lui avec satisfaction.

— Vous n’êtes pas mal ici, dit-il souriant, comme s’il voulait y loger. Et tu es habillé tout en rouge comme un cardinal.

— Il ne tiendra qu’à toi de parvenir et d’avoir un palais à Paris, dit Bonaparte qui toisait son compatriote. Il m’arrivera plus d’une fois de regarder autour de moi pour chercher un ami dévoué auquel je puisse me confier.

Un soupir de joie sortit de la vaste poitrine de Piombo qui tendit la main au premier consul en lui disant : — Il y a encore du Corse en toi !

Bonaparte sourit. Il regarda silencieusement cet homme, qui lui apportait en quelque sorte l’air de sa patrie, de cette île où naguère il avait été sauvé si miraculeusement de la haine du parti anglais, et qu’il ne devait plus revoir. Il fit un signe à son frère, qui emmena Bartholoméo di Piombo. Lucien s’enquit avec intérêt de la situation financière de l’ancien protecteur de leur famille. Piombo amena le ministre de l’intérieur auprès d’une fenêtre, et lui montra sa femme et Ginevra, assises toutes deux sur un tas de pierres.

— Nous sommes venus de Fontainebleau ici à pied, et nous n’avons pas une obole, lui dit-il.

Lucien donna sa bourse à son compatriote et lui recommanda de venir le trouver le lendemain afin d’aviser aux moyens d’assurer le sort de sa famille. La valeur de tous les biens que Piombo possédait en Corse ne pouvait guère le faire vivre honorablement à Paris.

Quinze ans s’écoulèrent entre l’arrivée de la famille Piombo à Paris et l’aventure suivante, qui, sans le récit de ces événements, eût été moins intelligible.

Servin, l’un de nos artistes les plus distingués, conçut le premier l’idée d’ouvrir un atelier pour les jeunes personnes qui veulent prendre des leçons de peinture. Âgé d’une quarantaine d’années, de mœurs pures et entièrement livré à son art, il avait épousé par inclination la fille d’un général sans fortune. Les mères conduisirent d’abord elles-mêmes leurs filles chez le professeur ; puis elles finirent par les y envoyer quand elles eurent bien connu ses principes et apprécié le soin qu’il mettait à mériter la confiance. Il était entré dans le plan du peintre de n’accepter pour écolières que des demoiselles appartenant à des familles riches ou considérées afin de n’avoir pas de reproches à subir sur la composition de son atelier ; il se refusait même à prendre les jeunes filles qui voulaient devenir artistes et auxquelles il aurait fallu donner certains enseignements sans lesquels il n’est pas de talent possible en peinture. Insensiblement sa prudence, la supériorité avec lesquelles il initiait ses élèves aux secrets de l’art, la certitude où les mères étaient de savoir leurs filles en compagnie de jeunes personnes bien élevées et la sécurité qu’inspiraient le caractère, les mœurs, le mariage de l’artiste, lui valurent dans les salons une excellente renommée. Quand une jeune fille manifestait le désir d’apprendre à peindre ou à dessiner, et que sa mère demandait conseil : — Envoyez-la chez Servin ! était la réponse de chacun. Servin devint donc pour la peinture féminine une spécialité, comme Herbault pour les chapeaux, Leroy pour les modes et Chevet pour les comestibles. Il était reconnu qu’une jeune femme qui avait pris des leçons chez Servin pouvait juger en dernier ressort les tableaux du Musée, faire supérieurement un portrait, copier une toile et peindre son tableau de genre. Cet artiste suffisait ainsi à tous les besoins de l’aristocratie. Malgré les rapports qu’il avait avec les meilleures maisons de Paris, il était indépendant, patriote, et conservait avec tout le monde ce ton léger, spirituel, parfois ironique, cette liberté de jugement qui distinguent les peintres. Il avait poussé le scrupule de ses précautions jusque dans l’ordonnance du local où étudiaient ses écolières. L’entrée du grenier qui régnait au-dessus de ses appartements avait été murée. Pour parvenir à cette retraite, aussi sacrée qu’un harem, il fallait monter par un escalier pratiqué dans l’intérieur de son logement. L’atelier, qui occupait tout le comble de la maison, offrait ces proportions énormes qui surprennent toujours les curieux quand, arrivés à soixante pieds du sol, ils s’attendent à voir les artistes logés dans une gouttière. Cette espèce de galerie était profusément éclairée par d’immenses châssis vitrés et garnis de ces grandes toiles vertes à l’aide desquelles les peintres disposent de la lumière. Une foule de caricatures, de têtes faites au trait, avec de la couleur ou la pointe d’un couteau, sur les murailles peintes en gris foncé, prouvaient, sauf la différence de l’expression, que les filles les plus distinguées ont dans l’esprit autant de folie que les hommes peuvent en avoir. Un petit poêle et ses grands tuyaux, qui décrivaient un effroyable zigzag avant d’atteindre les hautes régions du toit, étaient l’infaillible ornement de cet atelier. Une planche régnait autour des murs et soutenait des modèles en plâtre qui gisaient confusément placés, la plupart couverts d’une blonde poussière. Au-dessous de ce rayon, ça et là, une tête de Niobé pendue à un clou montrait sa pose de douleur, une Vénus souriait, une main se présentait brusquement aux yeux comme celle d’un pauvre demandant l’aumône, puis quelques écorchés jaunis par la fumée avaient l’air de membres arrachés la veille à des cercueils ; enfin des tableaux, des dessins, des mannequins, des cadres sans toiles et des toiles sans cadres achevaient de donner à cette pièce irrégulière la physionomie d’un atelier que distingue un singulier mélange d’ornement et de nudité, de misère et de richesse, de soin et d’incurie. Cet immense vaisseau, où tout paraît petit même l’homme, sent la coulisse d’opéra ; il s’y trouve de vieux linges, des armures dorées, des lambeaux d’étoffe, des machines ; mais il y a je ne sais quoi de grand comme la pensée : le génie et la mort sont là ; la Diane ou l’Apollon auprès d’un crâne ou d’un squelette, le beau et le désordre, la poésie et la réalité, de riches couleurs dans l’ombre, et souvent tout un drame immobile et silencieux.