Le pouvoir que j’exerce sur toi ne doit plus connaître de limites. Songe, homme, que tu ne vaux pas beaucoup mieux qu’un chien, qu’une chose sans vie ; tu es mon objet, mon jouet, je peux le démolir sitôt que j’ai une heure à tuer. Tu n’es rien. Je suis tout. Compris ? »

Elle se mit à rire, m’embrassa de nouveau et je fus parcouru d’une sorte de frisson.

« M’autorises-tu à poser quelques conditions, dis-je.

— Des conditions ? » Elle plissa le front. « Ah ! Tu as déjà peur, tu regrettes déjà, mais c’est trop tard ; tu as prêté serment, j’ai ta parole d’honneur. Je t’écoute cependant.

— D’abord, je veux voir figurer dans notre contrat que jamais tu ne te sépareras tout à fait de moi, que jamais tu ne me livreras à la brutalité d’un de tes amants…

— Mais, Séverin, partit Wanda d’une voix tremblante, les larmes dans les yeux, comment peux-tu croire que, toi, un homme qui m’aime tant, qui se livre totalement à moi…

— Non ! Non ! fis-je en couvrant ses mains de baisers, je n’ai rien à craindre de toi, rien qui puisse me déshonorer, pardonne-moi cet odieux moment ! »

Wanda afficha un large sourire, posa sa joue contre la mienne et semblait réfléchir.

« Il y a quelque chose que tu as oublié, murmura-t-elle avec malice, le plus important.

— Une condition ?

— Oui, que je doive toujours apparaître en fourrures, s’écria-t-elle, mais je te promets de les porter parce qu’elles me donnent le sentiment d’être une despote, parce que je veux être très cruelle envers toi, comprends-tu ?

— Dois-je signer le contrat ? dis-je.

— Pas encore, dit Wanda, je vais d’abord y ajouter tes conditions ; tu ne le signeras qu’en temps et en lieu.

— À Constantinople ?

— Non. J’ai réfléchi. Quelle valeur y aurait-il à posséder un esclave là où tout le monde a le sien ? Je veux être la seule à avoir un esclave, ici, dans notre monde instruit, austère et philistin, un esclave qui obéisse à ma main non pas contraint par la loi, par le droit ou par une grossière violence, mais seulement par le pouvoir de ma beauté et de mon être. Je trouve cela piquant. Quoi qu’il en soit, nous irons là où personne ne nous connaît, là où tu pourras sans déplaire passer pour mon domestique. Peut-être en Italie, à Rome ou à Naples. »

Nous nous sommes assis sur son ottomane, elle portait une veste d’hermine, ses cheveux étaient défaits et tombaient sur son dos telle une crinière de lionne, elle s’accrochait à mes lèvres comme pour me tirer l’âme du corps. La tête me tournait, mon sang était en ébullition, mon cœur battait frénétiquement contre le sien.

« Je veux t’appartenir totalement, dis-je soudain, étourdi par la passion, incapable d’avoir une pensée claire ou de prendre une décision, sans la moindre condition, sans la moindre limite à ton pouvoir sur moi, je veux me livrer aux grâces comme aux disgrâces de ton impérieuse volonté. »

En parlant, j’avais glissé de l’ottomane à ses pieds et je lui lançai un regard plein d’ivresse.

« Comme tu es beau à cet instant ! dit-elle. Tes yeux transportés par l’extase me ravissent, m’éblouissent, ton regard devait être merveilleux quand tu as été fouetté à mort, à en succomber. Tu as les yeux d’un martyre. »

 

Parfois pourtant, je suis inquiet à l’idée de me livrer ainsi totalement, sans condition, au pouvoir de cette femme. Et si elle abusait de ma passion, forte de son pouvoir ?

J’éprouve donc maintenant ce qui occupait mon imagination depuis ma plus tendre enfance et m’emplissait de ce doux frisson. Folle inquiétude ! C’est un jeu insouciant auquel elle joue avec moi, rien de plus. Elle m’aime, oui ! et c’est une noble nature, si bonne, incapable de la moindre tromperie ; mais c’est elle qui bat les cartes – si elle le souhaite, elle le peut – et quel charme à ces doutes, à ces craintes !

Je comprends alors Manon Lescaut, le pauvre chevalier qui l’adore à en mourir au pilori alors qu’elle est la maîtresse d’un autre.

L’amour ne connaît ni vertu ni mérite ; il aime, oublie et endure tout parce qu’il le doit ; ce n’est pas notre jugement qui nous guide, ni les mérites ou les fautes que nous découvrons qui nous poussent à nous donner ou à reculer. C’est une violence douce, languissante et mystérieuse qui nous domine ; nous cessons de penser, de ressentir, de vouloir, nous nous laissons porter par celle-là, ignorant notre destination.

 

Sur la promenade, est apparu pour la première fois aujourd’hui un prince russe qui attirait tous les regards en raison de sa silhouette athlétique, de la jolie manière de son visage, du luxe de sa tenue. Les dames, en particulier, étaient médusées par cette bête sauvage tandis qu’il marchait dans les allées, l’air sombre, ne regardant personne, escorté par deux domestiques, un Nègre tout de satin rouge vêtu et un Circassien97 en livrée flamboyante. Soudain, il vit Wanda, il la jaugea de son regard froid et transperçant, tourna la tête vers elle, et, après son passage, il resta sur place à la regarder encore.

Quant à elle, elle le dévora de ses yeux verts et pétillants, et mit tout en œuvre pour le rencontrer de nouveau.

La coquetterie raffinée de sa démarche, de ses mouvements, des regards qu’elle posait sur lui me noua la gorge. Alors que nous allions vers la maison, je fis une remarque à ce propos. Elle plissa le front.

« Que veux-tu, dit-elle, ce prince est homme à me plaire ; il m’éblouit, même, et je suis libre de faire ce que bon me semble…

— Ne m’aimes-tu plus ? balbutiai-je avec effroi.

— Je n’aime que toi ! Mais je vais laisser ce prince me faire la cour.

— Wanda ?

— N’es-tu pas mon esclave ? dit-elle tranquillement. Ne suis-je pas Vénus, la cruelle Vénus du Nord dans ses fourrures ? »

Je fis silence. Je me suis littéralement senti anéanti par ses paroles, son regard froid m’a fait l’effet d’un pieu en plein cœur.

« Tu vas sur-le-champ te renseigner sur le nom, la résidence et toutes les relations du prince, comprends-tu ? continua-t-elle.

— Mais…

— Pas d’objection. Obéis ! cria Wanda avec une virulence dont jamais je ne l’aurais cru capable. Je ne veux plus te voir avant que tu puisses répondre à toutes mes questions. »

Ce n’est que l’après-midi que je pus apporter à Wanda les renseignements qu’elle souhaitait. Elle me laissa planté devant elle comme un domestique tandis que, étendue dans son fauteuil, elle m’écoutait en souriant. Puis elle hocha la tête, elle semblait satisfaite.

« Donne-moi le tabouret ! » ordonna-t-elle d’un ton lapidaire.

Je m’exécutai, et, après que je l’eus placé devant elle et qu’elle y eut posé ses pieds, je restai à genoux.

« Comment cela finira-t-il ? » demandai-je tristement après une courte pause.

Elle partit d’un rire haut et insouciant. « Ça n’a pas encore commencé !

— Tu es plus dure encore que je ne l’imaginais, répondis-je, blessé.

— Séverin, commença Wanda avec sérieux, je n’ai encore rien fait, rien du tout, et tu me trouves déjà trop dure.