Va-t’en maintenant, Gregor ! »
Je me dirigeai vers la porte.
« Pas si vite – tu as d’abord le droit de me baiser la main. »
Ce disant, elle me tendit sa main avec une indifférence mâtinée de fierté et moi, moi, le dilettante, moi, l’âne, moi, l’esclave misérable, je la pressai contre mes lèvres sèches de chaleur et d’excitation, dans une tendresse éperdue.
De nouveau un signe de tête impérieux. Il signifiait mon congé.
Jusqu’à tard dans la nuit, mes chandelles se sont consumées et le feu a brûlé dans le grand poêle vert ; je devais encore mettre de l’ordre dans des lettres et des écrits et toute la violence de l’automne – comme c’est habituellement le cas dans nos contrées – avait fait une irruption soudaine.
Sans prévenir, elle frappa à ma fenêtre du manche de son fouet.
Je lui ouvris et la vis dans sa veste fourrée d’hermine et coiffée d’un haut chapeau cosaque, un chapeau rond en hermine également à la manière de ceux qu’affectionnait la Grande Catherine.
« Es-tu prêt, Gregor ? s’enquit-elle d’une voix lugubre.
— Pas encore, Maîtresse, répondis-je.
— Ça me plaît, dit-elle, il faut toujours que tu m’appelles Maîtresse, compris ? Nous partons demain matin à neuf heures. Jusqu’au chef-lieu, tu seras mon compagnon, mon ami, à partir du moment où nous monterons dans le wagon, mon esclave, mon domestique. Maintenant, ferme la fenêtre et ouvre la porte. »
Après avoir fait ce qu’elle ordonnait et qu’elle fut à l’intérieur, elle demanda, fronçant les sourcils d’un air narquois :
« Alors, je te plais ?
— Tu…
— Qui t’as permis ? » Et de me donner un coup de fouet.
« Vous êtes merveilleusement belle, Maîtresse. »
Wanda sourit et s’assit sur mon fauteuil.
« Agenouille-toi ! Ici, à côté de mon fauteuil. »
Je m’exécutai.
« Baise-moi la main. »
Je pris sa petite main froide et la baisai.
« Puis la bouche… »
J’enlaçai cette belle femme cruelle de toute ma passion bouillonnante et je couvris son visage, ses lèvres et sa gorge de baisers brûlants qu’elle me rendit avec la même fougue – les yeux fermés comme dans un songe – jusqu’à minuit passé.
À neuf heures précises, ainsi qu’elle l’avait ordonné, tout était prêt pour le départ et c’est dans une confortable calèche que nous avons quitté la petite station thermale des Carpates où s’était noué le drame le plus intéressant de ma vie – personne ne pouvait alors en soupçonner le dénouement.
Pour l’instant, tout se passait bien. J’étais assis aux côtés de Wanda ; à l’instar de vieux amis, nous devisions le plus aimablement et le plus spirituellement du monde sur l’Italie, le dernier roman de Pissemski99 et la musique de Wagner. Elle portait pour le voyage une sorte d’amazone, une robe d’étoffe noire, une courte veste assortie et garnie de zibeline qui épousait ses fines formes pour les mettre admirablement en valeur et elle avait enroulé ses épaules d’une fourrure. Ses cheveux, relevés par un chignon antique, étaient surmontés d’un chapeau de fourrure sombre à voilette noire. Wanda était de fort bonne humeur, elle me gavait de bonbons, me coiffait, elle défit mon foulard pour en faire une petite poupée ravissante, couvrit mes jambes de ses fourrures pour caresser ma main à la dérobée, et, lorsque notre cocher juif regardait devant lui pour un certain temps, elle me donnait même un baiser ; ses froides lèvres avaient alors le parfum frais et glacé de ces jeunes roses qui éclosent en automne, entre arbrisseaux dénudés et feuilles jaunies, ces jeunes roses dont le calice se pare de petits diamants glacés aux premières gelées.
Voici le chef-lieu. Nous descendons devant la gare. Wanda quitte sa fourrure et la pose sur mon bras avec un sourire gracieux avant d’aller chercher les billets.
De retour, je ne la reconnais plus.
« Voici ton billet, Gregor, dit-elle de ce ton dont les dames hautaines gratifient leurs laquais.
— Un billet de troisième classe, constaté-je avec un effroi comique.
— Bien entendu, poursuit-elle, maintenant, prends garde de n’embarquer qu’une fois que je serai installée et que je n’aurai plus besoin de toi. À chaque arrêt, tu te presseras de venir chercher tes ordres à ma voiture. Ne l’oublie pas. Maintenant, rends-moi ma fourrure. »
Après l’avoir aidé comme un esclave soumis, je la suivis tandis qu’elle cherchait un compartiment libre en première classe ; elle y sauta en prenant appui sur mes épaules, me fit couvrir ses pieds d’une peau d’ours et je les posai sur une bouillotte.
Elle me fit alors un signe de tête et me congédia. Je montai lentement dans un wagon de troisième classe, rempli d’un nuage de fumée répugnant comme les portes de l’enfer avec les brumes de l’Achéron100, et j’eus tout le loisir de réfléchir sur le genre humain et sa plus grande énigme : la femme.
Sitôt que le train s’arrête, je saute de mon wagon, cours au sien où j’attends ses ordres, la tête découverte. Elle veut tantôt un café, tantôt un verre d’eau, une fois un petit souper, une autre fois un broc d’eau chaude pour se laver les mains, et ainsi de suite ; elle laisse quelques gentilshommes qui partagent son compartiment lui faire la cour. Je meurs de jalousie et je dois bondir telle l’antilope pour lui apporter ce qu’elle désire et ne pas manquer le train. La nuit tombe. Je ne peux ni manger, ni dormir, je respire un air qui empeste l’oignon avec des paysans polonais, des marchands juifs, des soldats abjects tandis qu’elle est étendue dans ses confortables fourrures, sur des coussins, recouverte de peaux de bête, une despote orientale, entourée d’hommes assis bien droits contre la cloison, à la manière de divinités hindoues qui osent à peine respirer ; voilà ce que je vois lorsque je vais dans son compartiment.
À Vienne, où elle reste une journée pour faire des emplettes, et, avant tout pour se procurer une série de toilettes luxurieuses, elle continue à me traiter comme son domestique. Je marche derrière elle, éloigné d’une distance respectueuse de dix pas, elle me tend les paquets sans même m’honorer d’un regard amical et me laisse haleter comme une mule trop chargée.
Avant le départ, elle prend tous mes vêtements pour les offrir au loufiat de l’hôtel et m’ordonne de passer sa livrée, un costume de Cracovie à ses couleurs : bleu ciel aux parements rouges, bonnet rouge et carré surmonté d’une plume de paon – il me va plutôt bien.
Les boutons d’argent portent son blason. J’ai le sentiment d’avoir été vendu ou d’avoir promis mon âme au diable.
Ma belle diablesse me conduit de Vienne à Florence ; au lieu des Mazoviens101 vêtus de lin et des Juifs aux cheveux gras, m’accompagnent maintenant des laboureurs bouclés, un splendide sergent du premier régiment grenadier italien et un peintre allemand misérable. La fumée de tabac ne sent plus l’oignon, mais le salami et le fromage.
Il fait de nouveau nuit. Je suis allongé sur ma banquette de bois, en proie aux pires souffrances ; bras et jambes rompus. Mon histoire est pourtant poétique, les étoiles brillent autour de moi, le sergent a le visage de l’Apollon du Belvédère102 et le peintre entonne un magnifique chant allemand.
Lorsque les ombres se font ténèbres,
Les étoiles, une à une, s’éveillent,
Quel parfum de chaude nostalgie
Coule dans la nuit !
Sur la mer des songes,
Vogue sans repos,
Vogue mon âme,
Vers ton âme.
Et je pense à cette belle dame qui dort royalement dans ses douces fourrures.
Florence ! Foule, cris, portefaix et fiacres importuns. Wanda choisit une voiture et remercie les porteurs.
« À quoi bon avoir un domestique, dit-elle, Gregor, voici le ticket, va chercher les bagages. »
Elle s’enroule dans sa fourrure et s’installe tranquillement dans la voiture tandis que j’apporte les lourdes malles les unes après les autres. Alors que je m’effondre sous le poids de la dernière, un sympathique carabinier à l’air vif vient en renfort. Elle rit.
« Ce doit être lourd, dit-elle, il faut dire qu’elles contiennent toutes mes fourrures. »
Je grimpe sur le siège et essuie les gouttes de sueur de mon front. Elle donne le nom de l’hôtel au cocher qui fouette son cheval. Quelques minutes plus tard, nous nous arrêtons devant une entrée somptueusement illuminée.
« Avez-vous des chambres ? demande-t-elle au portier.
— Oui, Madame.
— Deux pour moi, une pour mon domestique. Toutes avec poêle.
— Deux chambres élégantes pour vous, Madame, chacune avec une cheminée, répondit le garçon qui s’était rapproché, et une sans chauffage pour le domestique.
— Montre-moi les chambres. »
Elle les visite avant d’ajouter rapidement : « Bien. Je suis satisfaite, faites rapidement du feu, le domestique peut dormir dans la chambre non chauffée. »
Je la regarde.
« Monte les bagages, Gregor, ordonne-t-elle sans prêter attention à mon regard, j’en profiterai pour faire un brin de toilette et descendre dans la salle à manger. Ensuite, tu pourras dîner à ton tour. »
Alors qu’elle va dans sa chambre, je traîne les bagages jusqu’en haut, j’aide le garçon, qui tente de me soutirer des renseignements sur ma « maîtresse », à faire du feu dans la cheminée ; l’espace d’un instant, je regarde avec une envie sourde la cheminée qui crépite, le lit à baldaquin blanc et parfumé, les tapis dont est recouvert le sol.
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