Tant et si bien que, sur le coup de midi, j’étais aussi fatigué qu’un limier après une chasse à courre.

Nous ne faisions qu’entrer et sortir de nouvelles maisons sans en avoir trouvé une seule qui fût à son goût. Wanda était presque en colère. Soudain, elle me dit : « Séverin, le sérieux avec lequel tu remplis ton rôle est ravissant et la contrainte que nous nous sommes imposée pousse mon excitation à son comble ; je n’y tiens plus, tu es si adorable que je dois t’embrasser. Rentrons dans une maison.

— Mais, Madame, lui opposai-je.

— Gregor ! » Elle rentra dans le premier vestibule ouvert, monta quelques degrés d’un escalier sombre, passa alors ses bras autour de moi dans une tendresse langoureuse puis m’embrassa.

« Ah ! Séverin ! Tu as été très intelligent ; en esclave, tu es beaucoup plus dangereux que ce que je pensais, oui ! je te trouve irrésistible, je crains de ne tomber de nouveau amoureuse de toi.

— Ne m’aimes-tu donc plus ? » demandai-je, saisi d’un effroi soudain.

Elle agita gravement la tête, m’embrassa cependant une nouvelle fois de ses délicieuses lèvres pulpeuses.

Nous sommes retournés à l’hôtel. Wanda déjeuna sur le pouce et m’ordonna à mon tour de prendre une rapide collation.

Naturellement, je ne fus pas servi aussi vite qu’elle, raison pour laquelle, au moment où je m’apprêtais à enfourner ma deuxième bouchée de beefsteak, le garçon entra et m’appela d’un geste théâtral : « Chez Madame, tout de suite. »

Mortifié, je dis rapidement adieu à mon déjeuner et me pressai, fatigué et affamé, auprès de Wanda qui se trouvait déjà dans la rue.

« Je ne t’avais pas tenue pour quelqu’un d’aussi cruel, Maîtresse, lui dis-je d’une voix lourde de reproches. Dire que vous ne me laissez même pas manger mon repas en vitesse après toute cette fatigue. »

Wanda rit de tout son cœur.

« Je pensais que tu avais fini, dit-elle, mais c’est mieux ainsi. L’être humain est né pour souffrir et toi tout particulièrement. Les martyres non plus n’avaient pas de beefsteak à avaler. »

Je la suivis en maugréant, tenaillé par la faim.

« J’ai abandonné l’idée d’établir mes quartiers en ville, continua Wanda, on trouve difficilement un étage entier dans lequel on soit tranquille et libre de faire ce que l’on veut. Dans le cas d’une relation aussi étrange et capricieuse que la nôtre, il faut que tout s’accorde. Je vais louer une villa – et, attends un peu, tu vas être surpris ; je te donne dorénavant la permission de manger à ta faim et de musarder un peu à Florence. Je ne rentrerai pas avant ce soir. Si j’avais besoin de toi, je te ferais appeler. »

 

J’ai vu le Duomo, le Palazzo Vecchio, la Loggia dei Lanzi108 avant de rester longtemps sur les rives de l’Arno. Je ne cessais de laisser mon regard parcourir la magnifique et antique Florence dont les dômes et les tours se découpaient doucement sur le ciel bleu et sans nuages, parcourir les ponts somptueux sous les grandes arches desquels s’engouffraient les beaux flots jaunes, les vagues pleines de vie du fleuve, parcourir les vertes collines qui cerclaient la ville, plantées de cyprès élancés, chevauchées d’édifices immenses, de palaces ou de cloîtres.

Nous sommes dans un autre monde, un monde serein, voluptueux et riant. Le paysage n’a rien du sérieux et de la mélancolie du nôtre. Jusqu’aux dernières villas blanches dispersées sur les montagnes vert clair, nul lieu qui ne soit baigné dans la lumière vive du soleil ; les gens sont moins sérieux que nous et sont moins enclins à la réflexion – ils ont tous l’air heureux.

On affirme aussi que mourir est plus doux dans le Sud.

Je pressens maintenant l’existence d’une beauté sans épines et d’une sensualité sans tourments.

Wanda a déniché sur l’une des charmantes collines bordant la rive gauche de l’Arno, face aux Cascines109, une ravissante petite villa qu’elle a louée pour l’hiver. Elle est ceinte d’un joli jardin traversé par d’adorables allées verdoyantes, avec des pelouses et un superbe parterre de camélias. Elle n’a qu’un seul étage, elle est construite d’après un carré, dans le style italien ; sur l’un des murs court une galerie ouverte, une sorte de loggia avec des répliques en plâtre de statues antiques d’où descend un escalier de pierres vers le jardin. Depuis la galerie, on accède à une salle de bains avec un magnifique bassin de marbre ainsi qu’à un escalier en colimaçon qui conduit à la chambre à coucher de la maîtresse.

Wanda occupe seule l’étage.

Quant à moi, on m’a assigné une chambre au rez-de-chaussée, une très belle chambre qui est même dotée d’une cheminée.

J’ai parcouru le jardin et j’ai déniché sur un monticule rond un petit temple dont je trouvai la porte fermée ; en regardant au travers d’une fente je vois la déesse de l’amour sur un piédestal blanc. Je suis parcouru d’un léger frisson. Il me semble qu’elle me sourit : « Es-tu là ? Je t’attendais. »

 

C’est le soir. Une jolie petite soubrette me transmet l’ordre d’apparaître chez ma maîtresse. Je gravis les larges escaliers de marbre, je traverse l’antichambre, un grand salon meublé avec un faste ostentatoire puis frappe à la porte de la chambre. Je frappe tout doucement ; l’étalage de luxe que je vois partout me fait peur – si bien qu’elle ne m’entend pas et que je reste quelque temps devant la porte. C’est comme si je me tenais devant la chambre à coucher de la Grande Catherine et qu’elle pouvait surgir à tout moment dans sa fourrure verte, le ruban rouge de son ordre sur son sein nu avec ses bouclettes blanches et poudrées.

Je frappe encore une fois. Wanda m’ouvre avec impatience.

« Pourquoi si tard ? demande-t-elle.

— Je me tenais derrière la porte, tu ne m’as pas entendu frapper », me défendis-je timidement. Elle referme la porte, s’accroche à moi et me conduit vers l’ottomane damassée de rouge sur laquelle elle reposait. Tout le mobilier de la pièce, les tapis, les rideaux, les tentures, le lit à baldaquin, tout est tapissé de rouge et il y a au plafond une sublime peinture de Samson et Dalila.

Wanda me reçoit dans un déshabillé troublant ; la robe de satin blanc tombe légèrement et majestueusement le long de son corps élancé tandis que ses bras et sa gorge sont enroulés tendrement et négligemment dans une grande fourrure sombre de zibeline ornée de velours vert. Ses cheveux roux à moitié retenus par des bandeaux de perles noires coulent en cascade sur son dos et ses hanches.

« Vénus à la fourrure », dis-je dans un chuchotement tandis qu’elle me tire contre sa gorge et menace de m’étouffer sous ses baisers. Puis je ne prononce plus un mot, je ne pense à rien ; tout sombre dans un océan de félicité insoupçonnée.

Wanda finit par se détacher tendrement et m’observa, accoudée sur un bras. J’étais tombé à ses pieds, elle me tira contre elle et joua avec mes cheveux.

« M’aimes-tu encore ? demanda-t-elle, les yeux brouillés de douce passion.

— Quelle question ! m’écriai-je.

— Te souviens-tu encore de ton serment, continua-t-elle en affichant un charmant sourire, alors, maintenant que tout est en place, que tout est prêt, je te le demande de nouveau : es-tu vraiment résolu à devenir mon esclave ?

— Ne le suis-je pas déjà ? fis-je avec étonnement.

— Tu n’as pas encore signé les contrats.

— Contrats – quels contrats ?

— Ah ! Je vois ; tu n’y penses plus, dit-elle, soit, laissons tomber.

— Mais Wanda, lui opposai-je, tu sais bien que je ne connais pas de plus grand bonheur que celui de te servir, d’être ton esclave, et, qu’au nom de mes sentiments, je donnerais tout pour me savoir soumis à ton autorité – jusqu’à ma vie !

— Que tu es gentil, chuchota-t-elle, lorsque tu parles avec tant d’enthousiasme, tant de passion.