La plupart des hommes sont si communs, sans élan, sans poésie ; en vous sommeillent une certaine profondeur, un certain enthousiasme, et, avant tout, un sérieux qui me fait du bien. Je pourrais vous aimer. »
Après une courte mais violente pluie d’orage, nous sommes allés ensemble dans la prairie pour rendre visite à la statue de Vénus. La terre exhale des vapeurs autour de nous, le brouillard monte vers le ciel comme les fumées d’un sacrifice, les restes d’un arc-en-ciel flottent dans les airs, des gouttes tombent encore des arbres, mais, déjà, moineaux et pinsons sautent de branche en branche et zinzinulent gaiement comme s’ils se réjouissaient d’un heureux événement – et tout embaume de fraîcheur. Nous ne pouvons traverser la prairie qui est encore détrempée et qui, sous le soleil, a l’air d’un petit étang dans le miroir frémissant duquel se mire la déesse de l’amour – éclairée par le soleil, une nuée de moustiques danse autour de sa tête et forme une auréole.
Wanda se réjouit de ce délicieux spectacle, et, parce que les bancs de l’allée sont encore humides, elle s’appuie à mon bras pour se reposer un peu ; tout son être est envahi d’une douce fatigue, ses yeux sont à demi fermés, son souffle caresse ma joue.
Je prends sa main – comment ai-je trouvé le courage, je n’en sais vraiment rien –, puis lui demande :
« Pourriez-vous m’aimer ?
— Pourquoi pas », répond-elle en posant sur moi, un instant, son regard calme et enjoué.
Je m’agenouille alors à ses pieds et presse mon visage brûlant contre la mousseline parfumée de sa robe.
« Mais Séverin, quelle inconvenance ! » s’écrie-t-elle.
Sans y prêter attention, je saisis son petit pied et y dépose mes lèvres.
« Vous devenez de plus en plus inconvenant ! » fait-elle en se dégageant avant de courir vers la maison tandis que sa pantoufle me reste en main.
S’agit-il d’un présage ?
De toute la journée, je n’ai osé l’approcher. Dans la soirée, alors que j’étais assis sous ma gloriette, sa petite tête rousse et piquante passa à travers la verdure de son balcon. « Pourquoi ne venez-vous pas ? » cria-t-elle avec impatience en ma direction.
J’ai gravi les escaliers quatre à quatre, et, une fois en haut, le courage m’a de nouveau abandonné et je frappai doucement à sa porte. Elle ne me dit pas d’entrer, mais ouvrit et sortit sur son seuil.
« Où est ma pantoufle ?
— Elle est… Je l’ai… je veux…, ai-je balbutié.
— Allez donc la chercher puis nous prendrons le thé en bavardant. »
À mon retour, elle s’affairait avec la théière. J’ai posé solennellement la pantoufle sur la table et suis resté dans un coin, à la manière d’un enfant qui attend d’être puni.
Je remarquai qu’elle avait plissé le front et que sa bouche s’était parée d’un air sévère et autoritaire qui me ravit.
Subitement, elle a éclaté de rire.
« Alors… vous êtes vraiment amoureux… de moi ?
— Oui, et j’en souffre davantage que vous ne croyez.
— Vous souffrez ? » et de rire de nouveau.
J’étais suffoqué, honteux, anéanti, mais bien inutilement.
« Pourquoi ? a-t-elle poursuivi, je suis bonne envers vous, bonne de tout mon cœur. » Elle me donna la main et me jeta un regard des plus amicaux.
« Et vous voudriez être ma femme ? »
Wanda me regarda – oui, comment m’a-t-elle regardé ? – d’un air qui trahissait surtout l’étonnement et la moquerie, me semble-t-il.
« D’où tirez-vous subitement cette hardiesse ?
— Cette hardiesse ?
— Oui, la hardiesse de vouloir vous marier, de vouloir vous marier avec moi ? » Elle leva la pantoufle. « Êtes-vous devenu si rapidement mon ami ? Mais, toute blague à part, voulez-vous réellement m’épouser ?
— Oui.
— Écoutez, Séverin, c’est une affaire sérieuse. Je crois que je vous suis chère et vous m’êtes cher également, et, mieux que ça, nous avons de l’intérêt l’un pour l’autre, il n’y a donc aucun risque que nous nous ennuyions de sitôt. Vous savez cependant que je suis une femme frivole ; c’est la raison pour laquelle je prends le mariage très au sérieux. Si je m’impose des devoirs, je veux pouvoir m’y tenir. Je crains cependant… Non, ça vous ferait du mal.
— Je vous en prie, soyez franche envers moi, répondis-je.
— Soit. En toute franchise, je ne crois pas pouvoir aimer un homme plus… plus de… » Elle inclina gracieusement sa petite tête de côté et réfléchit.
« Un an ?
— Que dites-vous là… un mois peut-être.
— Même moi ?
— Vous… Vous, peut-être deux.
— Deux mois ! m’écriai-je.
— Deux mois, c’est déjà très long.
— Madame, c’est plus qu’antique.
— Vous voyez, vous ne supportez pas la vérité. »
Wanda traversa la pièce, s’appuya contre la cheminée et m’observa, le bras posé sur son rebord.
« Que dois-je donc faire de vous ? reprit-elle.
— Ce que vous voulez, répondis-je avec résignation, ce qui vous fait plaisir.
— Quelle inconséquence ! s’écria-t-elle, vous voulez d’abord me prendre pour femme puis vous vous offrez à moi comme jouet.
— Wanda… je vous aime.
— Nous voici revenus à notre point de départ. Vous m’aimez et voulez m’épouser alors que je ne veux pas me remarier parce que je doute de la longévité de vos sentiments comme des miens.
— Et si je voulais tout de même m’y risquer ? rétorquai-je.
— Il m’appartient de décider si je veux m’y risquer avec vous, dit-elle doucement, je peux tout à fait m’imaginer appartenir à un homme pour la vie, à condition qu’il soit un vrai homme, un homme qui m’en impose, qui me soumette avec toute la violence de son être, comprenez-vous ? Et chaque homme – je sais ce que c’est –, sitôt qu’il tombe amoureux, devient faible, docile, ridicule ; il se livrera aux mains de la femme, il s’agenouillera devant elle alors que je ne peux aimer durablement que celui devant lequel il me faut m’agenouiller. Mais vous m’êtes devenu trop cher pour que je veuille m’y risquer avec vous. »
Je me suis jeté à ses pieds.
« Mon Dieu, vous voici déjà à mes pieds, dit-elle avec malice, vous commencez bien », et, après que je me suis relevé, elle a poursuivi : « Je vous donne un an pour me conquérir, pour me convaincre que nous sommes faits l’un pour l’autre, que nous pouvons vivre ensemble. Que vous y parveniez, alors je serai votre femme, une femme, Séverin, qui remplira ses devoirs en toute rigueur et conscience. Tout au long de cette année, nous vivrons en couple… »
Le sang me monta à la tête.
Ses yeux s’embrasèrent soudainement.
« Nous vivrons ensemble, continua-t-elle, nous partagerons toutes nos habitudes afin de voir si nous sommes vraiment faits l’un pour l’autre. Je vous octroie tous les droits d’un époux, d’un amant, d’un ami. Êtes-vous satisfait ?
— Il le faut bien.
— Vous n’y êtes pas obligé.
— Alors, je le veux…
— À la bonne heure. C’est parler en homme. Voici ma main. »
Voilà dix jours que je ne l’ai pas quittée, sinon les nuits. J’ai pu continuellement plonger mon regard dans le sien, prendre ses mains, écouter ses paroles, l’accompagner partout. Mon amour me semble être un abîme profond, insondable, dans lequel je sombre toujours davantage, duquel plus rien ne peut me tirer.
Cet après-midi, nous nous étions allongés sur la prairie, au pied de la statue de Vénus. Je cueillais des fleurs, les lui lançais dans son giron et elle les nouait en couronnes desquelles nous parions notre déesse.
Soudain, Wanda me lança un tel regard, si troublant que ma passion en fut ravivée de mille feux. Je n’étais plus maître de moi, je l’enlaçai de mes deux bras et j’étais suspendu à ses lèvres tandis qu’elle me serrait contre sa gorge palpitante.
« Êtes-vous fâchée ? ai-je alors demandé.
— Jamais je ne suis fâchée contre ce qui est naturel, répondit-elle, je crains juste que vous ne souffriez.
— Oh ! Je souffre terriblement.
— Pauvre ami ! fit-elle en dégageant les cheveux emmêlés de mon front, j’espère seulement que je n’y suis pour rien.
— Non répondis-je. Et pourtant… l’amour que je vous porte s’est mué en une sorte de folie. La pensée de pouvoir vous perdre, oui, peut-être même de devoir vous perdre, me torture nuit et jour.
— Mais vous êtes encore loin de me posséder », dit Wanda en me regardant de nouveau de ces yeux vibrants, humides et languissants qui, déjà, m’avaient enflammé. Puis elle se leva et déposa de ses petites mains diaphanes une couronne d’anémones bleues sur les boucles blanches de la Vénus. C’est presque malgré moi que je l’ai enlacée.
« Je ne peux plus exister sans toi, belle femme, dis-je, crois-moi, pour une fois, cette fois seulement, crois-moi, ce ne sont pas des paroles en l’air, ni un coup de tête ; je ressens au plus profond de moi-même à quel point ma vie est liée à la tienne ; que tu te sépares de moi, alors je mourrais, j’en serais réduit à néant.
— Mais ce ne sera pas nécessaire parce que j’aime l’homme que tu es », elle me prit par le menton : « homme stupide.
— Mais tu n’acceptes d’être mienne que sous conditions, alors que je t’appartiens sans réserve.
— Ce n’est pas bon, Séverin, répondit-elle presque effrayée.
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