La Vie extravagante de Balthazar

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Table des matières

Couverture

Page de titre

I. — LE HÉROS D'UN ROMAN N'EST PAS TOUJOURS UN HÉROS

II. — SEULS LES FAITS DE LA VIE QUOTIDIENNE SONT A LA TAILLE DE NOTRE DESTIN

III. - LA PRÉDICTION DE LA SOMNAMBULE

IV. - LES ÉVÉNEMENTS REVÊTENT QUELQUEFOIS LES APPARENCES DU PLUS MAUVAIS ROMAN D'AVENTURES

V. — LE « DÉ D'ARGENT » ET LES « LIONS DE L'ATLAS »

VI. — FRIDOLIN VAUT UN RÉGIMENT

VII. — IL Y A TOUJOURS DE LA PLACE DANS UN TENDRE CŒUR

VIII. — « JE MEURS SANS REGRET, PUISQUE C'EST POUR LA BONNE CAUSE

IX. — IL NOUS EST PLUS DIFFICILE DE CONNAITRE LA RAISON DE NOTRE BONHEUR QUE CELLE DE NOS TOURMENTS

X. — AIMER... TUER

XI. — MANÉ, THÉCEL, PHARÈS

XII. — « REGARDE D'ABORD AUPRÈS DE TOI»

Paru dans Le Livre de Poche

Page de copyright

La ligne est vague et conventionnelle entre ce qui est vraisemblable et ce qui ne l'est point. Il suffit de bien peu de chose pour qu'une œuvre d'imagination tourne vers la parodie et que des personnages qu'on a voulu pathétiques fassent figure comique et absurde.

Si je n'ai pas pu, en ce livre, éviter cet écueil, je ne m'en soucie guère. Avant tout, je redoute le guindé, le compassé, d'avoir l'air de croire que c'est arrivé et de paraître prendre au sérieux ce qui ne tire sa valeur que de la fantaisie qu'on y apporte, de la bonne humeur, de l'exceptionnel, et même de l'extravagant.

Sourire quand on imagine et que l'on écrit, c'est inciter à croire ceux qui vous lisent. Je n'ai jamais prétendu faire penser, mais tout simplement amuser et distraire. Sans doute est-ce là une ambition proportionnée à mes moyens.

M. L.

I

LE HÉROS D'UN ROMAN N'EST PAS TOUJOURS UN HÉROS

« AINSI, mon petit monsieur, vous avez pu croire que moi, Charles Rondot, commerçant honorable, et connu comme tel dans le quartier des Batignolles, j'accorderais la main de ma fille à un homme qui n'a pas de père ? »

Le haut du corps agressif, les bras croisés et projetés en avant de la poitrine, la figure écarlate, les sourcils en bataille ainsi que les crocs de la moustache, le buste trop lourd pour les jambes fluettes, Charles Rondot aurait dû logiquement perdre l'équilibre et s'écrouler sur le malheureux prétendant dont l'audace le gonflait d'indignation.

Balthazar s'en rendit compte avec effroi. Assis du bout des fesses à l'extrême bord d'une chaise, il se faisait tout petit devant la menace, rentrait son cou dans son faux col, cachait son unique gant jaune beurre dans son chapeau haut de forme, et son chapeau sous le pan d'une redingote noire dont les mites n'avaient pas dédaigné le drap luisant.

D'aspect chétif, les genoux et les coudes pointus, Balthazar était mince et pâle. Son menton et ses joues s'ornaient d'une toison molle et soyeuse comme des cheveux, tandis que son crâne portait une végétation courte et drue comme les poils d'une barbe clairsemée. Le nez était large et sensuel, un nez d'homme gras, les yeux aimables et doux.

Essayant de plaisanter, il insinua timidement :

« Tout enfant suppose un père, cher monsieur...

— Un enfant qui n'a pas de nom n'a pas de père, jeune homme ! rugit Charles Rondot et quand on n'a ni père, ni état civil, ni situation sociale, ni domicile avouable, on ne cherche pas à capter la confiance d'un honorable commerçant.

— Pas de domicile! s'écria Balthazar qui se rebiffait. Et la villa des Danaïdes? Pas de situation ! Et mon poste de professeur? »

La colère de l'honorable commerçant tomba d'un coup pour faire place à une hilarité qui lui secouait le ventre.

« La villa des Danaïdes !... Monsieur Balthazar, professeur! Ah! parlons-en !... »

Le rire ne seyait pas à un entretien de ce genre. Charles Rondot se contint. Armé d'une gravité soudaine, et gardant un silence que Balthazar n'aurait pas osé rompre, il mesura d'un pas réfléchi la pièce qui lui servait de bureau particulier, en arrière de ses magasins.

Lorsque son discours fut prêt, il se planta devant Balthazar et prononça, en manière de préambule :

« Il y a deux mois, jeune homme, que vous avez rencontré ma fille Yolande, au cours de demoiselles où vous professez « la philosophie quotidienne ». Ma fille, mordant, comme elle dit, à cette branche de l'éducation moderne, mais n'ayant pas saisi un traître mot de vos conférences, abandonna le cours et vous fit demander des répétitions particulières. Elles eurent lieu chez nous, et vous donnèrent l'occasion de si bien prendre pied dans la maison, de vous insinuer si adroitement dans les bonnes grâces de votre élève, qu'un beau jour — il y a de cela une semaine — elle faisait allusion devant moi à certain projet de mariage... »

Balthazar eût pu interrompre Charles Rondot et objecter qu'il n'aurait jamais levé les yeux sur Mlle Rondot, si elle ne lui avait, elle-même, à brûle-pourpoint, déclaré une flamme d'autant plus inattendue qu'il ne se croyait ni les qualités, ni le physique d'un séducteur. Mais Charles Rondot reprenait déjà :

« Un mariage entre ma fille et vous ! Evidemment, Yolande a subi une de ces crises qui jettent les jeunes filles les plus adroites à la tête du premier imbécile qui passe. C'est une enfant un peu exaltée, trop assidue aux matinées de la Comédie-Française, et qui, elle-même, « fait » de la poésie.