puis il décacheta l'autre missive.

Elle portait comme en-tête : « Etude de Me La Bordette, notaire, rue Saint-Honoré. » Elle était ainsi conçue :

 

« Monsieur,

 

« Vous êtes prié de passer à mon étude le 25 du courant, à quatre heures du soir, pour affaire vous concernant.

 

« Veuillez agréer... »

 

Balthazar n'acheva pas. Le petit vin de Suresnes produisait son effet. Il tomba d'un bloc sur le matelas qui lui servait de lit.

II

SEULS LES FAITS DE LA VIE QUOTIDIENNE SONT A LA TAILLE DE NOTRE DESTIN

Aux rares minutes où Balthazar, faisant trêve à ses multiples travaux de professeur, s'oubliait en ruminations et songeries rétrospectives, il distinguait, sur la route de son passé, un petit vagabond, chétif et peureux, exposé à tous les vents et à toutes les misères, et qui n'avait d'autre souci que de ne pas mourir de faim. C'était lui.

Sans gîte ni pâture, il éprouvait la détresse du chien qui se donnerait au premier maître venu pour la joie d'aimer et la satisfaction de manger. Mais toutes ses haltes au bord de la route, toutes ses tentatives de dévouement, et tous les élans de son cœur ivre de tendresse, aboutissaient toujours à des drames où son derrière d'enfant jouait le grand premier rôle.

Ainsi avait-il aimé une grosse fermière qui faisait de lui le souffre-douleur de ses onze enfants. Ainsi s'était-il attaché à un savetier ambulant dont il traînait la lourde charrette. Fermière, forain, l'avaient rejeté loin d'eux, lui laissant un désespoir fou, et l'impression affreuse que jamais il ne compterait pour personne. Il était le paria, la victime désignée, le vagabond voué à la solitude.

Comment par la suite, au milieu de quelles péripéties et de quelles catastrophes, grâce à quelles circonstances, avait-il pu se redresser et s'affermir, il ne le savait pas trop. Entre les années mauvaises et sa jeunesse actuelle, ce ne fut que la révolte patiente et l'effort acharné de l'être qui veut échapper au malheur et se donner des règles d'existence adaptées à ses moyens, médiocres, hélas ! Peu de santé, une apparence chétive, une âme sensible aux moindres chocs, un déséquilibre nerveux qui l'inclinait toujours à souffrir et à trembler.

Toutes ces causes de défaillance, il s'en rendit maître. Sa sensibilité, il la disciplina. Il se fit la somme de volonté, de courage et de résignation dont il avait besoin pour se tenir droit, et il sortit de cette longue bataille silencieuse, avec une bonne culture, une vision personnelle de la vie, et une peur affreuse de tout ce qui est aventure, risque, coups du sort, poussées de l'instinct, gestes spontanés, une peur si profonde qu'il s'était fabriqué, sous le nom de philosophie quotidienne, un système d'idées et de théories propres à le garantir contre les embûches de son cœur inassouvi. Dénué d'ambition, content de tout, d'une ingéniosité nonchalante, il avait vingt métiers et s'occupait de mille petites choses. Il cultivait son jardin sans chercher à l'embellir, et ne regardait que discrètement vers le ciel ou vers l'horizon.

Pour l'instant tout son destin se ralliait autour de la villa des Danaïdes, simple tonneau, évidemment, suivant le terme de l'agence X. Y. Z., mais de si vastes dimensions, si bien aménagé et disloqué, pourrait-on dire, par le précédent propriétaire, que le logis, avec ses deux lucarnes, ses fondations de briques et ses annexes, ne manquait ni de commodité ni d'agrément.

Qu'on ajoute à cela le plaisir d'être servi par une femme de ménage à qui ses qualités d'ordre et de dévouement avaient valu le titre de secrétaire-dactylographe, quoiqu'elle ignorât à peu près ce que signifiait une machine à écrire, et l'on comprendra la paisible félicité dont jouissait jusqu'ici le professeur Balthazar.

Ce matin-là, Coloquinte qui, elle, ne possédait qu'un hamac à l'abri d'une soupente dressée contre la cahute de M. Vaillant du Four, traversa le clos des Danaïdes à l'heure où Balthazar, suivant son habitude aux lendemains de « dégustation », répandait sur son crâne l'eau d'un arrosoir.

Sans mot dire, elle lui prépara une tasse de café, puis, dépliant son énorme serviette de secrétaire-dactylographe, en tira un jeu de brosses et de chiffons à l'aide de quoi elle se mit à faire vigoureusement la toilette intérieure et extérieure du tonneau, à nettoyer les vêtements du professeur, à cirer les bottines, et à balayer le « jardin ».

Dans l'ardeur du travail ses deux nattes lui cinglaient la figure. Son teint de pâle adolescente s'animait. Un demi-sourire de contentement découvrait ses dents blanches. Elle avait de doux yeux qui se posaient parfois sur M. Balthazar avec une admiration candide et une tendresse sans limites. Il était visible que pour elle, et bien qu'elle ne le sût point, l'univers se bornait à ce personnage considérable, résumé de toutes les perfections, divinité qui méritait tous les sacrifices.

« Fini, dit-elle. Monsieur Balthazar, est-ce que je vous accompagne à votre cours de philosophie?

— Parbleu ! »

Il l'avait toujours connue. Le jour même où, six ans auparavant, il prenait possession des Danaïdes, elle était là, venue on ne sait d'où, elle aussi enfant trouvée, sans autre nom que ce sobriquet de Coloquinte, et poussée sur ce sol ingrat comme une de ces graines auxquelles il suffit, pour germer, d'un peu de poussière. La similitude de leurs destins les avait rapprochés. Pour ceux qui viennent ils ne savent d'où, c'est un tel miracle que de prendre racine au même endroit!...

Balthazar n'aurait su se passer de Coloquinte. Il la voyait toujours telle qu'au début, comme une enfant, mais une enfant qui lui était devenue indispensable, ainsi qu'auraient pu l'être à la fois une gouvernante, une secrétaire, une habilleuse, un domestique, un bon chien fidèle, enfin tout ce qui est susceptible de rendre service et de se dévouer. Elle n'en demandait pas davantage.

« Allons », dit Balthazar, qui se mit en route.

L'institution de demoiselles où il tenait la chaire de philosophie occupait un petit hôtel du quartier Monceau. Trente jeunes personnes de la bourgeoisie moyenne cernaient l'estrade et jacassaient tandis que Balthazar exposait ses idées et théories. Jamais il n'avait pu obtenir de ces trente personnes qu'elles voulussent bien garder toutes à la fois le silence. Elles l'avaient, dès le début, jugé comme un de ces individus de second plan à qui l'on ne doit ni respect ni attention.

« La philosophie quotidienne, disait-il, envisage l'existence sous un angle pratique.