L’une d’elles était celle-ci : la domination de l’Amour est bonne, parce qu’elle écarte de toute vilenie l’esprit de son fidèle. L’autre était que la domination de l’Amour n’est pas bonne, parce que plus on y est soumis, plus il faut passer par des chemins pénibles et douloureux.

Une autre était celle-ci : le nom de l’Amour est si doux à entendre qu’il paraît impossible que ses œuvres soient autrement que douces, car les noms suivent les choses auxquelles ils sont appliqués, comme il est écrit : nomina sunt com-plementa rerum . La quatrième était celle-ci : la femme à qui l’Amour t’attache si étroitement n’est pas comme les autres femmes dont le cœur se meut si légèrement.

Et chacune de ces pensées me faisait la guerre au point que je ressemblais à celui qui ne sait pas quel chemin suivre, qui voudrait bien marcher, mais qui ne sait pas où il va. Et si je songeais à chercher un chemin battu, c’est-à-dire celui que prendraient les autres, ce chemin se trouvait tout à fait contraire à mes pensées, qui étaient de faire appel à la pitié, et de me remettre entre ses bras. C’est dans cet état que je fis le sonnet suivant :

Toutes mes pensées parlent d’amour, Et le font de manières si diverses Que l’une me fait vouloir m’y soumettre Et une autre me dit que c’est une folie. Une autre m’apporte les douceurs de l’espérance, Et une autre me fait verser des larmes abondantes. Elles s’accordent seulement à demander pitié, Tout tremblant que je suis de la peur qui étreint mon cœur. C’est à ce point que je ne sais de quel côté me tourner ; Je voudrais parler et ne sais ce que je pourrais dire. C’est ainsi que je 36

me trouve comme égaré dans l’amour. Et si je veux les accorder toutes Il faut que j’en appelle à mon ennemie, Madame la Pitié, pour qu’elle me vienne en aide.

Notes

Tutti li miei pensier parlan d’amore ....

Il y a ici deux versions différentes : Fraticelli lit folle, folie, version que j’ai suivie.

Giuliani lit forte , ce qui signifierait que cette pensée est plus forte.

Il explique lui-même que c’est par ironie qu’il appelle Madonna Pietà la mia nemica .

Commentaire du ch. XIII.

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Chapitre 15

Après que ces diverses pensées se furent livré de telles batailles, il arriva que cette adorable créature se rendit à une réunion où se trouvaient assemblées un grand nombre de dames, et j’y fus amené par un de mes amis qui crut me faire plaisir en m’introduisant là où tant de femmes venaient faire montre de leur beauté. Je ne savais donc pas où j’étais amené, me confiant à l’ami qui allait me conduire ainsi jusqu’aux portes de la mort, et je lui dis : « Pourquoi sommes-nous venus près de ces dames ? »il me répondit : « C’est pour qu’elles soient servies d’une manière digne d’elles. »

La vérité est que ces femmes s’étaient réunies chez une d’elles qui s’était mariée ce jour-là et les avait invitées, suivant la coutume de cette ville, au premier repas qui se donnait dans la maison de son nouvel époux. De sorte que, pensant faire plaisir à cet ami, je me décidai à venir me tenir à la disposition de ces dames en sa compagnie. Et, comme je venais de le faire, il me sembla sentir un tremblement extraordinaire qui partait du côté gauche de ma poitrine et s’étendit tout à coup dans le reste de mon corps.

Je fis alors semblant de m’appuyer contre une peinture qui faisait le tour de la salle et, craignant que l’on se fût aperçu de mon tremblement, je levai les yeux et, regardant ces dames, je vis au milieu d’elles la divine Béatrice. Alors, mes esprits se trouvèrent tellement anéantis par la violence de mon amour, quand je me vis si près de ma Dame, qu’il ne resta plus en moi de vivant que l’esprit (le sens) de la vision.

Et encore, tandis que mes yeux auraient voulu fixer en eux-mêmes l’image de cette merveille, ils ne parvenaient pas à la contempler, et ils en souffraient et ils se lamentaient, et ils se disaient : Si nous n’étions pas ainsi projetés hors de nous-mêmes, nous pourrions rester à regarder cette merveille, comme font les autres.

Plusieurs de ces dames, s’apercevant comme j’étais transfiguré, commencèrent par s’étonner, puis se mirent a parler entre elles et à rire et à se moquer de moi avec 38

la gentille Béatrice. Alors mon ami, qui ne se doutait de rien, s’en aperçut aussi et, me prenant par la main, m’emmena hors de la vue de ces dames en me demandant ce que j’avais. Alors, un peu calmé et ayant repris mes esprits anéantis, et ceux-ci ayant retrouvé la possession d’eux-mêmes, je lui dis : « J’ai mis les pieds dans cette partie de la vie où l’on ne peut aller plus loin avec la pensée de s’en revenir. »

Puis le quittant, je rentrai dans la chambre des larmes où pleurant, et honteux de moi-même, je me disais : « Si cette femme savait dans quel état je me trouve, je ne crois pas qu’elle se moquerait de moi ; je crois plutôt qu’elle en aurait grande pitié.