Et comme je me trouvais passer près d'elles par hasard, une d'elles m'appela. C'était une femme d'un parler agréable. Quand je fus arrivé devant elles, je vis bien que ma charmante dame n'était pas là, et, rassuré, je les saluai et leur demandai ce qu'il y avait pour leur service.

Ces dames étaient en assez grand nombre. Il y en avait qui riaient entre elles; d'autres me regardaient en attendant ce que j'allais dire, et d'autres jasaient ensemble. L'une d'elles, tournant les yeux vers moi et m'appelant par mon nom, me dit: «Pourquoi et dans quel but aimes-tu donc cette personne, puisque tu ne peux soutenir sa présence? Dis-nous-le parce que le but d'un tel amour, il faut qu'il soit d'un genre très particulier.» Et quand elle eut dit ces paroles, elle et toutes les autres se regardèrent en attendant ma réponse.

Alors je leur dis: «Mesdames, tout ce que demandait mon amour était le salut de cette femme, dont vous entendez peut-être parler. C'est en cela que résidait la béatitude qui était la fin de tous mes désirs. Mais, depuis qu'il lui a plu de me le refuser, mon seigneur l'Amour a mis par sa grâce toute ma béatitude dans ce qui ne peut me manquer.»

Ces dames se mirent alors à parler entre elles et, de même que nous voyons quelquefois tomber la pluie mêlée à une neige très blanche, il me semblait voir leurs paroles entrecoupées de soupirs. Et quand elles eurent ainsi parlé quelque temps ensemble, celle qui m'avait adressé la parole la première me dit: «Nous te prions de nous dire en quoi réside ta béatitude.» Et je répondis: «Elle réside dans les paroles qui sont à la louange de ma Dame.» Et elle dit à son tour: «Si tu disais vrai, ce que tu nous as dit en parlant de ton état, tu l'aurais dit dans un autre sens.» [1]

Et je les quittai en réfléchissant à ces paroles, presque honteux de moi-même, et je me disais en marchant: si je trouve une telle béatitude dans les mots qui expriment la louange de ma Dame, comment ai-je pu parler d'elle différemment? Alors je résolus de prendre toujours désormais sa louange pour sujet de mes paroles. Et comme je pensais beaucoup à cela, il me sembla que j'avais entrepris quelque chose de trop élevé relativement à moi-même, de sorte que je n'osais plus m'y mettre; et je demeurai ainsi plusieurs joues avec le désir de parler et la peur de commencer.

NOTE:

[1] Commentaire du ch. XVIII.

CHAPITRE XIX

Puis il arriva que, passant par un chemin le long duquel courait un ruisseau aux eaux très claires [1], il me vint une volonté si forte de parler que je commençai à songer à la manière dont je m'y prendrais, et j'ai pensé qu'il ne conviendrait pas de parler d'elle, mais de m'adresser aux femmes à la seconde personne, et non à toutes les femmes, c'est-à-dire aux femmes distinguées, et qui ne sont pas seulement des femmes. Et alors ma langue se mit à parler comme si elle eût été mue par elle-même, et elle dit: «Femmes qui comprenez l'amour....» Je mis alors ces mots de côté dans ma mémoire avec une grande joie, en pensant à les prendre pour mon commencement. Puis je rentrai dans la ville, et, après y avoir songé pendant plusieurs jours, je commençai cette canzone. [2]

Femmes qui comprenez l'amour, [3]
Je veux m'entretenir avec tous de ma Dame,
Non pas que je pense arriver au bout de sa louange,
Mais pour satisfaire mon esprit.
Je dis donc que, quand je pense à ses mérites,
L'amour se fait sentir en moi si doux
Que, si la hardiesse ne venait à me manquer,
Mes accens rendraient tout le monde amoureux.
Et je ne veux pas non plus me hausser à un point
Que je ne saurais soutenir jusqu'à la fin.
Mais je traiterai délicatement de sa grâce infinie
Avec vous, femmes et jeunes filles amoureuses,
Car ce n'est pas une chose à en entretenir d'autres que vous
Un ange a fait appel à la divine Intelligence et lui a dit:
Seigneur, on voit dans le monde
Une merveille dont la grâce procède
D'une âme qui resplendit jusqu'ici.
Le ciel, à qui il ne manque
Que de la posséder, la demande à son Seigneur,
Et tous les saints la réclament.
La pitié seule prend notre parti [4]
Car Dieu dit en parlant de ma Dame:
O mes bien aimés, souffrez en paix
Que votre espérance attende tant qu'il me plaira
Là où il y a quelqu'un qui s'attend à la perdre,
Et qui dira dans l'Enfer aux méchans:
J'ai vu l'espérance des Bienheureux.
Ma Dame est donc désirée là-haut dans le ciel.
Maintenant je veux vous faire connaître la vertu qu'elle possède,.
Et je dis: que celle qui veut paraître une noble femme
S'en aille avec elle, car quand elle s'avance
L'Amour jette au coeur des méchans un froid
Tel que leurs pensées se glacent et périssent;
Et celui qui s'arrêterait à la contempler
Deviendrait une chose noble ou mourrait.
Et s'il se trouve quelqu'un qui soit digne
De la regarder, il éprouve les effets de sa vertu,
Et s'il arrive qu'elle lui accorde son salut
Il se sent si humble qu'il en oublie toutes les offenses.
Et Dieu lui a encore accordé une plus grande grâce:
C'est que celui qui lui a parlé ne peut plus finir mal.
L'Amour dit d'elle: comment une chose mortelle
Peut-elle être si belle et si pure!
Puis il la regarde, et jure en lui-même
Que Dieu a voulu en faire une chose merveilleuse.
Elle porte ce teint de perle [5]
Qui convient aux femmes, mais sans exagération. [6]
Elle est tout ce que la nature peut faire de bien,
Et on la prend pour le type de la beauté.
De ses yeux, quand ils se meuvent,
Sortent des esprits enflammés d'amour
Qui blessent les yeux de ceux qui les regardent,
Et puis s'en vont droit au coeur.
Vous voyez l'amour peint sur ses lèvres
Sur lesquelles le regard ne peut demeurer fixé.
Canzone, je sais que c'est surtout les femmes
Que tu viendras trouver quand je t'aurai envoyée.
Maintenant, je t'avertis, puisque je t'ai élevée
Comme une enfant de l'Amour, pure et modeste,
Que, là où tu iras, ta dises en priant:
Apprenez-moi où je dois aller, car je suis envoyée
A celle dont la louange est ma parure.
Et si tu ne veux pas aller inutilement,
Ne t'arrête pas près des gens indignes.
Efforce-toi, si tu le peux, de ne te montrer
Qu'à des femmes ou à des hommes d'élite
Qui te montreront le chemin le plus court.
Tu trouveras l'Amour près d'elle:
Recommande-moi, comme c'est ton devoir, à l'un et à l'autre. [7]

NOTES:

[1] C'était probablement le Mugnone.

[2] N'est-ce pas là un exemple curieux de la méthode de travail ou de composition du Poète? Nous le verrons plus loin s'y reprendre à deux fois pour écrire un sonnet.

[3] Donne ch' avete intelletto d'amore.... Faut-il voir dans le mot intelletto l'idée de connaissance ou de sentiment? (Giuliani.)

[4] Dieu a pitié de nous en nous la conservant.

[5] Il répète souvent que la pâleur est la couleur de l'amour, et la teinte de la perle en est le type.

[6] Non fuor misura.

[7] Commentaire du ch. XIX.

CHAPITRE XX

Après que cette canzone eut été un peu répandue dans le monde, comme quelqu'un de mes amis l'avait entendue, il voulut me prier de dire ce que c'est que l'amour [1], s'étant d'après cela fait de moi peut-être une opinion exagérée. De sorte que je pensai qu'après avoir écrit ce qui précède, il serait bon de dire quelque chose de l'amour, et, pour obliger mon ami, je me décidai à consacrer quelques mots à ce sujet.

Amour et noblesse de coeur sont une même chose, [2]
Comme l'a dit le poète.
C'est ainsi que si l'un ose aller sans l'autre
C'est comme si l'âme raisonnable allait sans la raison.
Quand la nature est amoureuse,
L'Amour devient son maître et le coeur est sa demeure.
C'est là qu'il se repose quelquefois un instant,
Et quelquefois y séjourne longtemps.
Puis la beauté apparaît dans une femme sage, [3]
Et elle plaît tellement aux yeux que dans le coeur
Naît un désir de la chose qui plaît.
Et ce désir persiste en lui assez
Pour éveiller un désir d'amour.
C'est la même chose qu'un homme de valeur éveille chez une femme. [4]

NOTES:

[1] Cet ami serait Forese; parent de sa femme Gemma, qui a accompagné les deux poètes quelques instans dans le Purgatoire (Giuliani). Le Poète est Guido Guinicelli (a cor gentil ripera sempre amore).

[2] i. Amore e cor gentil none una cosa....

[3] Saggia donna. Saggia doit avoir ici une extension particulière et qui répond à uomo valente du dernier vers.

[4] Commentaire du ch. XX.

CHAPITRE XXI

Après avoir traité de l'amour dans ces vers, il me vint à l'idée de dire à la louange de cette beauté des paroles où je montrerais comment cet amour s'éveille pour elle, et comment non seulement il s'éveille là où il dormait, mais comment, grâce à son action merveilleuse, il s'éveille là où il n'était pas en puissance.

Ha Dame porte l'amour dans ses yeux, [1]
De sorte que ce qu'elle regarde s'embellit.
Où elle passe chacun se tourne vers elle
Et son salut fait trembler le coeur,
De sorte que baissant son visage on pâlit,
Et on se repent de ses propres fautes.
L'orgueil et la colère s'enfuient devant elle.
Aides-moi, Mesdames, à lui faire honneur.
Toute douceur, toute pensée modeste,
Naissent dans le coeur de celui qui l'entend parler;
Aussi est heureux celui qui l'entrevoit seulement.
Ce qu'elle paraît être quand elle sourit un peu
Ne peut se dire ni se retenir en esprit,
Tant est merveilleux un tel miracle. [2]

NOTES:

[1] Negli occhi porta la mia donna Amore....

[2] Commentaire du ch. XXI.

CHAPITRE XXII

Peu de jours s'étaient passés quand, suivant le plaisir du glorieux Seigneur qui ne s'est pas refusé à mourir lui-même, celui qui avait été le père d'une telle merveille qu'était cette très noble Béatrice quitta la vie pour la gloire éternelle.

Et comme une telle séparation est douloureuse pour ceux qui restent et avaient été amis de celui qui s'en va, et qu'il n'y a pas d'affection aussi intime que celle d'un bon père pour un enfant tendre, et d'un enfant tendre pour un bon père, et comme cette femme possédait un haut degré de bonté, et que son père était aussi d'une grande bonté (comme on le croyait et comme c'était la vérité), elle fut plongée dans une douleur très amère.

Suivant les usages de cette ville, les femmes avec les femmes, et les hommes avec les hommes, s'assemblaient dans la maison en deuil. Or beaucoup de femmes s'étaient réunies là où cette Béatrice pleurait à faire pitié. Et moi-même j'en vis revenir quelques-unes que j'entendais parler de ses lamentations. Et elles disaient: «Elle pleure tellement que quiconque la regarderait devrait en mourir de compassion.»

Puis elles passèrent, et je restai plongé dans une telle tristesse que les larmes inondaient mon visage, et que je devais à chaque instant cacher mes yeux dans mes mains. Et si ce n'était que je me trouvais dans un endroit où passaient la plupart des femmes qui parlaient d'elle, attentif à ce qu'elles disaient, je serais allé me cacher aussitôt que mes larmes commencèrent à couler. Et, comme je me tenais toujours là, d'autres passèrent encore devant moi, qui se disaient les unes aux autres: «Qui de nous pourra être gaie, maintenant que nous l'avons vue tant pleurer?» D'autres disaient en me voyant: «En voici un qui pleure ni plus ni moins que s'il l'avait vue comme nous.» D'autres disaient encore: «Comme il est changé! Il ne paraît plus du tout le même.»

C'est ainsi que j'entendais les femmes qui passaient parler d'elle et de moi. Je pensai alors à prononcer quelques paroles que je pouvais bien exprimer à propos de tout ce que j'avais entendu dire à ces femmes. Et comme je leur en aurais volontiers demandé la permission, si je ne m'étais trouvé retenu par quelque crainte, je me décidai à faire comme si je la leur avais demandée et qu'elles m'eussent répondu. Je fis alors deux sonnets: dans l'un, je m'adresse à elles comme j'aurais pu le faire de vive voix; dans l'autre, je prends la réponse dans les mots que j'avais entendu prononcer comme s'ils avaient été réellement adressés à moi-même.

O vous dont la contenance affaissée [1]
Et les yeux baissés témoignent de votre douleur,
D'où venez-vous? Et dites-moi
Pourquoi la compassion est peinte sur votre visage.
Est-ce que vous avez vu notre Dame
Le visage baigné des pleurs de son filial amour?
Dites-le-moi, Mesdames,
Car mon coeur me le dit à moi-même,
Et je le vois rien qu'à votre démarche.
Et si vous venez d'un endroit si pitoyable
Veuillez rester ici un moment avec moi,
Et, quoi qu'il en soit d'elle, ne me le cachez pas.
Car je vois combien vos yeux ont pleuré,
Et je vois votre visage si altéré
Que le coeur m'en tremble rien qu'à le voir.

Es-tu celui qui a parlé si souvent [2]
De notre dame, en ne l'adressant qu'à nous?
Tu lui ressembles par la voix,
Mais ton visage n'est pas reconnaissable.
Pourquoi pleures-tu dans ton coeur,
Que tu fais naître chez les autres la compassion de toi-même?
Est-ce que tu l'as vue pleurer que tu ne peux
Celer ta propre douleur?
Laisse-nous pleurer et nous en aller tristement.
Il est inutile de chercher à nous consoler,
Nous qui l'avons entendue parler dans ses pleurs.
Elle a la pitié tellement empreinte sur son visage
Que quiconque l'eût voulu regarder
Serait tombé mort devant elle. [3]

NOTES:

[1] Voi, che portate la sembianza umile....

[2] Se' tu volui c'hai trattata sovente.... Dans ce second sonnet, le poète donne la parole aux femmes à qui il s'était adressé dans le précédent.

[3] Commentaire du ch. XXII.

CHAPITRE XXIII

Quelques jours après ceci, il m'advint dans certaines parties de ma personne une maladie douloureuse, dont je souffris terriblement pendant plusieurs jours, et elle me fit tomber dans une telle faiblesse qu'il me fallut rester semblable à ceux qui ne peuvent plus se mouvoir.