J’estime que les sociétés anglaise et américaine… je veux dire les meilleures d’entre elles… ne devraient former qu’un grand ensemble.

— Me permettez-vous de vous demander si c’est lady Marmaduke qui vous a suggéré cette idée?

— Nous en avons souvent parlé.

— C’est le but qu’elle s’est fixé.

— Eh bien, c’est également mon but. Je pense qu’il y a beaucoup à faire.

— Et vous aimeriez que je le fasse?

— Que vous commenciez, plus exactement. Ne trouvez-vous pas que nous devrions mieux nous connaître, davantage nous voir… les meilleurs de chaque pays, veux-je dire? »

Jackson Lemon garda un instant le silence.

« Je crains de n’avoir aucune idée générale. Si j’épousais une jeune Anglaise, ce ne serait pas pour le bien de l’espèce.

— Mon Dieu, nous avons besoin de nous mélanger un peu ; de cela, je suis certaine, dit lady Beauchemin.

— Vous tenez sûrement cela de lady Marmaduke.

— C’est vraiment lassant, votre refus d’être sérieux! Mais mon père vous rendra sérieux, poursuivit lady Beauchemin. Je puis aussi bien vous dire qu’il s’apprête à vous questionner dans un jour ou deux sur vos intentions. C’est tout ce que je désirais vous dire. Je pense que vous devriez vous y préparer.

— Je vous en suis très obligé ; lord Canterville agira fort bien. »

Il y avait, pour lady Beauchemin, quelque chose de vraiment incompréhensible dans ce petit médecin américain, avec qui elle s’était mise sur un pied de grande courtoisie, et qui, quoique censé s’être débarrassé du caractère médical, n’était ni beau ni distingué, mais seulement immensément riche et tout à fait original, car il n’était pas insignifiant. Il était incompréhensible, pour commencer, qu’un « homme de l’art » pût être si riche, ou qu’un homme si riche pût être « de l’art » ; c’était même, pour un œil qui se reposait toujours sur des convenances, assez irritant. Jackson Lemon lui-même n’aurait pu l’expliquer mieux qu’un autre, mais c’était une explication qu’on ne pouvait guère exiger. Il y avait d’autres choses ; sa froide acceptation de certaines situations ; sa répugnance générale à expliquer; sa façon de chercher refuge dans des plaisanteries qui par moments n’avaient même pas le mérite d’être américaines ; sa façon, aussi, de paraître un prétendant sans être un soupirant. Lady Beauchemin, cependant, était, comme Jackson Lemon, prête à courir un certain risque. Il avait des réserves qui le rendaient fuyant; mais ce n’était que lorsqu’on le bousculait. Elle se flattait de pouvoir manipuler les gens avec légèreté.

« Vous pouvez être sûr que mon père agira avec un tact parfait, dit-elle. Bien entendu, si vous ne souhaitez pas être questionné, vous pouvez quitter Londres. »

Elle avait vraiment l’air de vouloir lui faciliter les choses.

« Je ne désire pas quitter Londres ; je m’y amuse trop, répondit son compagnon. Et votre père ne serait-il pas en droit de me demander ce que signifie ma fuite? »

Lady Beauchemin hésita ; elle était légèrement perplexe. Mais, au bout d’un moment, elle s’écria :

« Il est incapable de dire une chose aussi vulgaire! »

Elle n’avait pas vraiment répondu à sa question, et il en était conscient ; mais il fut tout à fait prêt, en la guidant dans son brougham vers la bande de tapis qui, entre une bordure branlante de toile rayée et une double rangée de valets, de policiers, et de badauds dépenaillés des deux sexes, s’étendait du pavé jusqu’au porche des Trumpington.

« Naturellement, je ne laisserai pas lord Canterville venir me parler le premier. »

Il s’était attendu à quelque déclaration de ce genre de la part de lady Beauchemin, et il estimait que lord Canterville ne ferait rien d’autre que son devoir. Il savait qu’il devait préparer une réponse pour le père de la jeune femme, et il s’étonnait de n’avoir pas lui-même encore abordé le sujet. La question posée par Sidney Feeder dans Hyde Park l’avait plutôt pris au dépourvu; c’était la première allusion à son éventuel mariage faite par quelqu’un d’autre que lady Beauchemin. Personne de sa famille n’était à Londres ; il était parfaitement indépendant, et même si sa mère avait été dans les parages, il ne l’eût pas consultée sur ce point. Il l’aimait tendrement, plus que quiconque; mais ce n’était pas une femme à consulter, car elle approuvait tout ce qu’il faisait ; c’était pour elle une règle. Il avait soin de ne pas être trop sérieux en parlant avec lady Beauchemin ; mais il était certainement très sérieux en réfléchissant intimement au sujet, ce qu’il fit même au milieu des diversions de la demi-heure suivante, en se faufilant lentement et obliquement dans la cohue du salon de Mrs Trumpington. Au bout de cette demi-heure, il sortit, et devant la porte retrouva lady Beauchemin, dont il s’était séparé en entrant dans la maison, et qui, cette fois-ci en compagnie d’une personne de son propre sexe, attendait son attelage pour « continuer ». Il lui donna le bras dans la rue, et, en montant dans sa voiture, elle lui répéta qu’elle aimerait qu’il quittât Londres pour quelques jours.

« Qui, alors, me dira ce que je dois faire? » lui demanda-t-il en guise de réponse, en lui lançant un regard vers l’intérieur de la voiture.

Elle pouvait bien lui dire ce qu’il devait faire, mais il se sentait libre, malgré tout ; et il était décidé à continuer de l’être. Pour se le prouver, il sauta dans un fiacre et se dirigea vers Brook Street, vers son hôtel, au lieu de se rendre dans une maison aux fenêtres éclairées de Portland Place, où il savait qu’après minuit il pourrait trouver lady Canterville et ses filles. Il en avait été question durant sa promenade à cheval avec lady Barberina, et il était probable qu’elle l’y attendrait ; mais ne pas y aller avait pour lui un goût de liberté, et il aimait goûter à la liberté. Il se disait que pour la goûter parfaitement, il devrait se mettre au lit ; mais il ne se mit pas au lit; il n’ôta même pas son chapeau. Il arpenta sa chambre, la tête surmontée de cet ornement amplement rejeté en arrière, et les mains dans les poches. Il y avait bon nombre de cartes glissées dans le cadre du miroir, au-dessus de la cheminée, et chaque fois qu’il passait devant, il avait l’impression de ne voir que ce qui était inscrit sur l’une d’elles – le nom de la maîtresse d’une maison de Portland Place, son propre nom, et, en bas, à gauche : « petite soirée dansante ». Bien sûr, il lui fallait maintenant se décider ; il pourrait se rattraper le lendemain; voilà ce qu’il se disait en arpentant la pièce ; et, selon sa décision, il irait parler à lord Canterville, ou il prendrait le train de nuit pour Paris.