J’en fus véritablement surprise, et ne savais
point du tout comment me comporter. Toutefois, comme il n’y avait
rien à y faire, je me préparai à le recevoir de mon mieux. Quelques
minutes s’étaient à peine écoulées qu’il était à la porte. Il
entra, introduit par son gentilhomme, toujours le même, et,
derrière lui, par ma servante, Amy.
Il me prodigua les marques de sa civilité, et
me fit de grands compliments de condoléance sur la mort de mon
mari, et aussi sur son genre de mort. Il me dit qu’il avait appris
qu’il venait à Versailles pour lui montrer des bijoux ; qu’il
était vrai qu’il avait causé de bijoux avec lui, mais qu’il ne
pouvait imaginer comment des coquins avait su sa venue juste à ce
moment-là avec les bijoux ; qu’il ne lui avait pas donné
l’ordre de les lui apporter à Versailles, mais qu’il lui avait dit
qu’il viendrait à Paris tel jour ; en sorte qu’il était
absolument innocent de la catastrophe. Je lui répondis gravement
que je savais parfaitement que tout ce qu’avait dit Son Altesse à
ce sujet était véritable ; que ces coquins connaissaient la
profession de mon mari et savaient, sans doute, qu’il portait
toujours une cassette de bijoux sur lui et qu’il avait au doigt une
bague en diamant valant cent pistoles, prix que la rumeur publique
grossissait jusqu’à cinq cents ; et que, s’il était allé en
tout autre endroit, c’eût été la même chose. Après cela, Son
Altesse se leva pour partir et me dit qu’elle avait résolu de me
faire quelque réparation ; en même temps, elle me mettait dans
la main une bourse de soie contenant cent pistoles, et elle ajouta
qu’elle me réservait, en outre, à titre de compliment, une petite
pension dont son gentilhomme m’informerait.
Vous pouvez croire que je me conduisis comme
une personne justement touchée de tant de bonté : je fis le
geste de m’agenouiller pour lui baiser la main ; mais il me
releva, me salua, se rassit, (bien qu’il eût déjà fait comme s’il
voulait s’en aller), et me fit asseoir près de lui. Il se mit alors
à me parler plus familièrement ; il me dit qu’il espérait que
je ne restais pas dans une condition fâcheuse ; que
M. *** passait pour être très riche et qu’il avait
dernièrement gagné beaucoup d’argent sur certains bijoux ;
enfin, il espérait, répéta-t-il, que j’avais encore une fortune en
rapport avec le rang que je tenais auparavant.
Je répliquai, avec quelques larmes qui, je le
confesse, étaient un peu forcées, que je croyais que si M. ***
avait vécu, nous n’aurions pas eu à craindre d’être dans le
besoin ; mais qu’il était impossible d’évaluer la perte que
j’avais essuyée, en outre de celle de mon mari. D’après l’opinion
de ceux qui avaient quelques connaissances de ses affaires et du
prix des joyaux qu’il avait l’intention de montrer à Son Altesse,
il ne pouvait avoir sur lui une valeur moindre de cent mille
francs. C’était un coup funeste pour moi et pour toute sa famille,
et surtout que ce fût perdu de cette manière.
Son Altesse répondit, avec un air d’intérêt,
qu’il en était très fâché ; mais qu’il espérait, si je me
fixais à Paris, que je trouverais des moyens de rétablir ma
fortune. En même temps, il me faisait compliment sur ma beauté,
comme il lui plaisait de l’appeler, et sur ce que je ne pouvais
manquer d’admirateurs. Je me levai et je remerciai humblement Son
Altesse ; mais je lui dis que je n’avais point d’espérances de
cette nature ; que je pensais être obligée d’aller en
Angleterre pour veiller aux biens de mon mari, qu’on me disait y
être considérables, mais que je ne savais pas quelle justice une
pauvre étrangère pourrait trouver là-bas ; quant à Paris, avec
une fortune si amoindrie, je ne voyais devant moi d’autre
perspective que de retourner vers les miens dans le Poitou, où
quelques-uns de mes parents, du moins je l’espérais, pourraient
faire pour moi quelque chose ; j’ajoutai qu’un de mes frères
était abbé à ***, près de Poitiers.
Il se leva, et me prenant par la main, me
conduisit devant une grande glace qui faisait le trumeau de face du
salon :
« Regardez, madame, dit-il. Convient-il
que ce visage (il montrait mon visage dans la glace), s’en retourne
au Poitou ? Non, madame ; restez, et faites le bonheur de
quelque homme de qualité qui puisse, en retour, vous faire oublier
tous vos chagrins. »
Là-dessus il me prit dans ses bras, et, me
donnant deux baisers, me dit qu’il me reverrait, mais avec moins de
cérémonie.
Un peu après, mais le même jour, son
gentilhomme revint, et avec force cérémonie et respect, me remit
une boîte noire attachée d’un ruban écarlate et scellée d’un noble
blason qui, je suppose, était celui du prince.
Il y avait dedans une donation de Son Altesse,
ou assignation de fonds, je ne sais comment l’appeler, avec mandat
à son banquier de me payer deux mille francs par an pendant mon
séjour à Paris, comme veuve de Monsieur ***, le joaillier, donnant,
comme motif, l’horrible meurtre de mon mari tel qu’il a été
rapporté.
Je reçus cela avec la plus grande soumission,
l’expression de l’obligation infinie que j’avais à son maître, et
l’assurance que je me montrerais en toute occasion la très
obéissante servante de Son Altesse ; et, après lui avoir
présenté mes plus humbles devoirs pour Son Altesse, avec ma plus
profonde reconnaissance de l’obligation que je lui avais, etc.,
j’allai à un petit cabinet, où je pris quelque argent, non sans le
faire un peu sonner, et je voulus lui donner cinq pistoles.
Il se recula, mais avec le plus grand respect,
et me dit qu’il me remerciait humblement, mais qu’il n’oserait pas
accepter un liard ; que Son Altesse le prendrait en si
mauvaise part, qu’il était sûr qu’il ne la verrait jamais plus
en face ; mais qu’il ne manquerait pas de faire
connaître à Son Altesse quel respect j’avais témoigné. Il
ajouta :
« Je vous assure, madame, que vous êtes
plus avant dans les bonnes grâces du prince de ***, mon maître, que
vous ne vous l’imaginez, et je crois que vous aurez encore de ses
nouvelles. »
Je commençais à le comprendre, et je résolus,
si Son Altesse revenait, de faire qu’elle ne me vît pas à mon
désavantage, si je pouvais l’empêcher. Je lui dis que, si Son
Altesse me faisait l’honneur de me revoir, j’espérais qu’il ne me
laisserait pas surprendre comme la première fois ; que je
serais heureuse d’en avoir quelque petit avis, et que je lui serais
obligée s’il voulait bien me le fournir. Il me répondit qu’il était
très certain que, lorsque Son Altesse aurait l’intention de me
faire visite, elle l’enverrait auparavant m’en donner avis, et
qu’il m’en préviendrait tout de son mieux.
Il revint plusieurs fois pour la même affaire,
c’est-à-dire pour la constitution de rente, cette donation exigeant
l’accomplissement de plusieurs formalités pour être payée sans
aller demander chaque fois au prince un nouveau mandat. Je ne
comprenais pas bien tous ces détails ; mais, dès que ce fut
fini, et cela dura plus de deux mois, le gentilhomme vint une
après-midi, me dire que Son Altesse avait dessein de venir me voir
dans la soirée, mais désirait être reçue sans cérémonie.
Non seulement je préparai mes appartements,
mais je les préparai moi-même. Lorsqu’il entra, il n’y avait
personne dont la présence fût visible dans la maison, à l’exception
de son gentilhomme et de ma servante Amy. Et, au sujet de celle-ci,
je priai le gentilhomme de faire savoir à Son Altesse que c’était
une Anglaise, qu’elle ne comprenait pas un mot de français, et
qu’enfin c’était une personne à qui l’on pouvait se fier.
Dès qu’il entra dans ma chambre, je me jetai à
ses pieds avant qu’il pût s’avancer pour me saluer, et, en termes
que j’avais préparés, pleins de soumission et de respect, je le
remerciai de sa libéralité et de sa bonté envers une pauvre femme
désolée, accablée du poids d’un si terrible désastre ; et je
ne voulus pas me relever avant qu’il m’eût accordé l’honneur de lui
baiser la main.
« Levez-vous donc[4], dit enfin le prince en me prenant dans
ses bras. Je vous réserve d’autres faveurs que cette
bagatelle. » Et, continuant, il ajouta :
« Vous trouverez à l’avenir un ami là où
vous ne le cherchiez pas, et je veux vous faire voir combien je
sais être bon pour celle qui est à mes yeux la plus aimable
créature de la terre. »
Je portais une sorte de costume de
demi-deuil ; j’avais rejeté mes longs voiles de veuve, et ma
tête, bien que je n’eusse encore ni rubans ni dentelle, était
coiffée d’une façon qui ne manquait pas de me faire ressortir assez
à mon avantage ; car je commençais à comprendre les intentions
du prince ; et il déclara que j’étais la plus belle créature
du monde.
« Et où ai-je donc vécu, dit-il, et
combien ai-je été mal servi, qu’on ne m’a jamais encore montré la
plus charmante femme de France ! »
C’était là le meilleur moyen du monde de faire
brèche à ma vertu, si j’en avais possédé aucune ; j’étais, en
effet, devenue la plus vaine créature qui fût sur terre, surtout de
ma beauté ; car comme elle était admirée des autres, je
devenais de jour en jour plus follement amoureuse de moi-même.
Il me dit, après cela, des choses très
aimables, et resta assis près de moi pendant une heure ou plus.
Alors, se levant et appelant son gentilhomme par son nom, il ouvrit
la porte :
« À boire ! »
dit-il.
Sur quoi le gentilhomme apporta immédiatement
une petite table recouverte d’un fin tapis de damas. La table était
assez petite pour qu’il pût la porter de ses deux mains ; mais
dessus étaient servis deux carafes, une de champagne et l’autre
d’eau, six assiettes d’argent, et un dessert de fines sucreries
dans des plats de porcelaine fine disposés les uns au-dessus des
autres sur une série de supports circulaires et superposés d’une
hauteur de vingt pouces environ. Au-dessous étaient trois perdrix
rôties et une caille. Aussitôt que son gentilhomme eut tout placé,
il lui donna l’ordre de se retirer.
« Et maintenant, dit le prince, j’ai
l’intention de souper avec vous. »
Lorsqu’il avait renvoyé son gentilhomme, je
m’étais levée et offerte à servir Son Altesse pendant qu’elle
mangerait. Mais il refusa positivement, et me dit :
« Non. Demain vous serez la veuve de
Monsieur ***, le joaillier ; mais ce soir, vous serez ma
maîtresse. Asseyez-vous donc, et mangez avec moi ; ou je vais
me lever et servir. »
J’aurais alors voulu appeler ma servante Amy,
mais je pensai que cela non plus ne serait pas convenable. Je
m’excusai donc, disant que, puisque Son Altesse ne voulait pas
laisser sa servante le servir, je ne me permettrais pas de faire
monter ma femme de chambre ; mais que s’il lui plaisait de me
laisser prendre soin de lui, ce serait un honneur pour moi de lui
verser à boire. Mais, comme auparavant, il ne voulut jamais me le
permettre. Nous nous assîmes donc et mangeâmes ensemble.
« Maintenant, madame, dit le prince,
permettez-moi de laisser de côté mon titre. Causons ensemble avec
la liberté qu’on a entre égaux.
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