J’inclinais fortement à faire l’expérience, mais
je ne sais quel scrupule me retint. Et, en effet, je n’ai jamais pu
prendre sur moi d’avoir, même en apparence, affaire à ces
prêtres ; et, bien qu’il fût étrange que moi, qui avais ainsi,
à deux reprises, prostitué ma chasteté et abandonné tout sens de
vertu en menant publiquement une vie adultère, je me fisse scrupule
de quelque chose, il en était cependant ainsi. Je me représentai à
moi-même que je ne pouvais me conduire en fourbe dans aucune des
questions que je considérais comme sacrées ; que je ne pouvais
avoir une opinion, et prétendre en avoir une autre ; que je ne
pouvais aller à confesse, moi qui ne savais rien de la manière dont
cela se pratiquait, et que je me trahirais devant le prêtre comme
huguenote, ce qui pourrait m’attirer des ennuis. Bref, j’étais bien
une catin, mais j’étais une catin protestante, et je ne pouvais pas
agir comme si j’en avais été une papiste, pour quelque raison que
ce fût.
Mais, je le répète, je me contentai de cette
étonnante argumentation, que, puisque c’était absolument
irrésistible, c’était aussi absolument légitime ; car le Ciel
ne voudrait pas permettre que nous fussions punis pour ce qu’il ne
nous a pas été possible d’éviter. C’est par de telles absurdités
que j’empêchai ma conscience de me créer aucun tourment
considérable dans cette affaire ; et j’étais aussi
parfaitement tranquille quant à la légitimité de la chose que si
j’avais été mariée au prince, et n’avais pas eu d’autre mari. Voilà
comme il nous est possible de nous rouler dans le vice jusqu’à ce
que nous soyons invulnérable à la conscience, sentinelle, qui une
fois assoupie, dort dur, et ne s’éveille plus tant que le flot du
plaisir continue à couler, ou jusqu’à ce que quelque sombre et
terrible chose nous ramène à nous-mêmes.
Je me suis étonnée, je le confesse, de la
stupidité sous laquelle restèrent mes facultés intellectuelles
pendant tout ce temps-là ; je me suis demandé quelles fumées
léthargiques m’assoupissaient l’âme, et comment il était possible
que moi, qui, dans le cas précédent, où la tentation était à bien
des égards plus pressante et les arguments plus forts et plus
irrésistibles avais été cependant dans une inquiétude continuelle à
cause de la vie coupable que je menais, je pusse vivre maintenant
dans la tranquillité la plus profonde, avec une paix ininterrompue,
que dis-je ? allant même jusqu’à la satisfaction et à la joie,
et néanmoins dans un état d’adultère encore plus palpable
qu’auparavant. Auparavant, en effet, mon amant, qui m’appelait son
épouse, avait le prétexte du départ de sa vraie femme d’avec lui,
refusant de remplir vis-à-vis de lui ses devoirs de femme. Pour
moi, les circonstances étaient bien les mêmes ; mais, pour le
prince, en même temps qu’il avait une dame ou princesse, très belle
et tout à fait hors de l’ordinaire, il avait aussi deux ou trois
maîtresses, en outre de moi, et il ne s’en faisait aucun
scrupule.
Cependant, je le répète, pour ce qui était de
moi, je me laissais jouir dans une tranquillité parfaite. De même
que le prince était la seule divinité que j’adorasse, de même
étais-je réellement son idole ; et quoi qu’il en fût de sa
princesse, je vous assure que ses autres maîtresses trouvaient la
différence sensible. Bien qu’elles n’aient jamais pu me découvrir,
j’ai su de bonne part qu’elles devinaient parfaitement que leur
seigneur avait quelque nouvelle favorite, qui leur enlevait sa
compagnie et, peut-être, quelque chose de sa libéralité ordinaire.
Il faut maintenant que je mentionne les sacrifices qu’il fit à son
idole ; ils ne furent pas peu nombreux, je vous l’affirme.
De même qu’il aimait en prince, il
récompensait en prince ; car, bien qu’il refusât que je fisse
figure, comme je l’ai dit plus haut, il me montra qu’il était
au-dessous de lui d’en agir ainsi pour économiser la dépense. Il me
le dit, ajoutant qu’il me donnerait l’équivalent en autres choses.
Tout d’abord, il m’envoya une toilette, avec toute sa garniture en
argent, jusqu’au corps même de la table ; puis, pour la
maison, il donna la table ou buffet de vaisselle, dont j’ai déjà
parlé, avec toutes les choses y appartenant, en argent
massif ; si bien, en un mot, que je n’aurais pu, pour ma vie,
trouver à lui rien demander en fait de vaisselle que je n’eusse
déjà.
Il ne pouvait donc plus me fournir de rien
autre que de bijoux et de vêtements, ou d’argent pour mes
vêtements. Il envoya son gentilhomme chez le mercier m’acheter un
habit complet, ou toute une pièce du plus beau brocard de soie,
brodé d’or ; un autre brodé d’argent, et un autre de
cramoisi ; de sorte que j’avais trois habits complets tels que
la reine de France n’aurait pas dédaigné de les porter en ce
temps-là. Cependant, je n’allais nulle part ; mais comme ils
étaient pour être portés quand je sortirais de deuil, je les
mettais toujours l’un après l’autre, lorsque Son Altesse venait me
voir.
Outre cela, je n’avais pas moins de cinq
différents vêtements du matin, de façon à n’avoir jamais besoin de
paraître deux fois de suite avec la même toilette. Il y ajouta
plusieurs pièces de toile fine et de dentelle, tellement que je
n’avais plus la possibilité d’en demander davantage, et que même je
n’en aurais pas demandé tant.
Une fois, je pris la liberté, dans nos
épanchements, de lui dire qu’il était trop généreux, que j’étais
une maîtresse trop onéreuse, et que je serais sa fidèle servante à
moindres frais ; que non seulement il ne me laissait aucune
occasion de lui demander rien, mais qu’il me fournissait d’une
telle profusion de bonnes choses que je pouvais à peine les porter
ou m’en servir, à moins de tenir grand équipage, ce qu’il savait
n’être en aucune façon convenable ni pour lui ni pour moi. Il
sourit, me prit dans ses bras, et me dit qu’il voulait, tant que je
serais à lui, que je n’eusse pas la possibilité de lui faire une
demande, mais que lui me demanderait chaque jour de nouvelles
faveurs.
Lorsque nous fûmes levés (car cette
conversation se faisait au lit), il me pria de me revêtir de mes
plus beaux habits. C’était un jour ou deux après que les trois
vêtements avaient été faits et apportés à la maison. Je lui dis
que, s’il le voulait bien, je mettrais plutôt le vêtement que je
savais qu’il aimait le mieux. Il me demanda comment je pouvais
savoir lequel il aimerait le mieux avant qu’il les eût vus. Je lui
répondis que j’aurais pour une fois la présomption de deviner son
goût d’après le mien.
Je me retirai donc et revêtis le second habit,
de brocard d’argent ; et je revins en grande toilette, avec
une parure de dentelle sur la tête qui, en Angleterre, aurait valu
deux cents livres sterling. J’étais, dans tous les détails, aussi
bien arrangée qu’avait pu le faire Amy, qui était vraiment une
habilleuse très distinguée. Dans cet appareil, je vins à lui en
sortant de mon cabinet de toilette, qui s’ouvrait par une porte à
deux battants sur sa chambre à coucher.
Il resta assis un bon moment, comme quelqu’un
d’étonné, me regardant sans dire mot, jusqu’à ce que je fusse
arrivée tout près de lui ; alors je m’agenouillai devant lui
sur un genou, et, bon gré mal gré, je lui baisai presque la main.
Il me releva, et se leva lui-même ; mais il fut surpris quand,
en me prenant dans ses bras, il aperçut des larmes couler sur mes
joues.
« Ma chère, s’écria-t-il très haut, que
signifient ces larmes ?
» – Monseigneur, dis-je après
quelque effort, car je ne pus parler immédiatement, je vous supplie
de me croire : ce ne sont pas des larmes de chagrin, ce sont
des larmes de joie. Il m’est impossible de me voir arrachée à la
détresse dans laquelle j’étais tombée, et de me trouver aussitôt
dans les bras d’un prince d’une telle bonté, d’une si immense
générosité, et traitée d’une telle manière… il n’est pas possible,
monseigneur, de contenir la satisfaction que j’en éprouve ; et
il faut qu’elle éclate avec un excès en quelque sorte proportionné
à votre immense générosité et à l’affection avec laquelle Votre
Altesse me traite, moi qui suis si infiniment au-dessous de
vous. »
Cela aurait un peu trop l’air d’un roman, si
je répétais ici toutes les tendres choses qu’il me dit en cette
occasion ; mais je ne puis omettre un détail. Lorsqu’il vit
les larmes tomber goutte à goutte le long de mes joues, il tira un
fin mouchoir de batiste, et se mit en devoir de les essuyer ;
mais il arrêta sa main, comme s’il avait peur d’effacer quelque
chose. Il arrêta sa main, dis-je, et me présenta le mouchoir en
l’agitant, pour que je le fisse moi-même. Je saisis aussitôt
l’insinuation, et avec une sorte d’aimable dédain :
« Et quoi, monseigneur ! m’avez-vous
baisée si souvent pour ne pas savoir si je suis peinte ou
non ? Je vous en prie, que Votre Altesse s’assure par
elle-même qu’on ne cherche à lui en imposer par aucune fourberie.
Laissez-moi, pour une fois, être assez vaine pour dire que je ne
vous ai point trompé par des couleurs fausses. »
En disant ceci, je lui mis un mouchoir dans la
main, et, prenant cette main dans la mienne, je lui fis essuyer mon
visage plus rudement qu’il n’aurait voulu le faire, de peur de me
blesser.
Il parut surpris plus que jamais, et jura –
c’était la première fois que je l’entendais jurer depuis que je le
connaissais – qu’il n’aurait pu croire qu’il y avait au monde une
telle peau sans aucun fard.
« Eh bien, monseigneur, dis-je, Votre
Altesse va avoir une nouvelle démonstration que ce qu’il vous plaît
de prendre pour de la beauté est le pur ouvrage de la
nature. »
En même temps j’allai à la porte, j’agitai une
petite sonnette pour appeler ma femme de chambre Amy, et lui
ordonnai de m’apporter une tasse pleine d’eau chaude, ce qu’elle
fit. Quand l’eau fut venue, je priai Son Altesse de sentir qu’elle
était chaude ; il le fit, et immédiatement je me lavai tout le
visage devant lui. C’était là vraiment plus qu’une satisfaction, je
veux dire plus qu’une raison de croire ; car c’était une
indéniable démonstration. Il me baisa les joues et les seins mille
fois, avec les expressions de la plus grande surprise
imaginable.
Je n’avais pas non plus une taille très
ordinaire, quant aux formes et aux proportions. Bien que j’eusse eu
deux enfants de mon amant et six de mon véritable mari, je répète
que je n’avais pas une taille méprisable ; et mon prince (il
faut me permettre la vanité de l’appeler ainsi) était en train de
m’examiner pendant que je marchais d’un bout à l’autre de la
chambre. À la fin, il me conduisit dans la partie la plus obscure
de la pièce, et, se tenant derrière moi, me pria de relever la
tête ; alors, mettant ses deux mains autour de mon cou, comme
s’il le mesurait dans ses doigts pour voir combien il était petit,
car il était petit et long, il me le tint si longtemps et si fort
dans sa main que je me plaignis qu’il me fît un peu mal.
1 comment