C’était pourtant celle d’un artiste authentique, solide, d’une haute probité, capable de parler avec un accent personnel le langage de son époque, et dont certains portraits, notamment, méritent de témoigner, longtemps dans l’avenir, en faveur d’une société cultivée dont on dira peut-être que j’eus le privilège de connaître les derniers représentants, de les estimer et de les aimer.

UNE HISTOIRE D’AMOUR

Il vient de tomber sur ma table un petit livre extraordinaire. Apparemment il n’a, sous sa couverture vert d’eau, rempliée, que le poids d’une brochure in-octavo de moins de cent pages. Mais, son titre déjà, fait rêver : Le Pavillon des délices regrettées, traduit du chinois. On ne dit pas le nom du traducteur, et la raison sociale de l’éditeur est remplacée par celle d’un imprimeur. S’agirait-il d’une supercherie littéraire ? On se le demande. Mais non ; car on ouvre au hasard et l’on trouve ceci :

Tes ongles effilés dans leurs étuis d’or ressemblent aux rayons gelés d ‘une lune d’hiver…

Tout à l’heure… l’étang aux lotus, derrière la maison, va miroiter comme une lame de sabre…

Tes yeux sont des lunes noires dans un ciel d’orage…

Et cela décèle, incontestablement, la poésie authentique. Il est vrai que ce qui pourrait faire douter encore, c’est que cela ne sent pas la traduction, le « clair de lune empaillé », comme disait Henri Heine. Mais pourquoi ne pas admettre que nous sommes en présence d’une transposition remarquablement réussie ?

Le nom de l’auteur lui-même ne nous est révélé qu’à la fin du volume. C’est Tsing Pann Yang, né à Wou-Tchang, dans le Hou Pei, en 1855, mort de désespoir d’amour, à trente ans, en 1885. « Il était le premier enfant mâle, dit la notice, d’un mandarin du cinquième rang, et son père, lorsqu’il apprit que venait de lui naître un garçon, en perdit, de joie, et le souffle et la vie. » C’est merveilleux. Ce n’est pas tout. À dix ans, Tsing compose La Lune sur la Pagode, petit poème qui transporte d’enthousiasme les lettrés de l’Académie de la Forêt-des-Pinceaux, l’Académie chinoise la plus ancienne. À vingt-cinq ans, il publie Les Brouillards du jardin au kiosque vert ; et l’empereur Tung-Chi, un connaisseur, y prend tant de goût qu’il convie Tsing à sa cour pour le nommer secrétaire du bureau des Décrets-Impériaux, autant dire une sinécure. Tout va à peu près bien jusqu’au jour où le sort, qui se plaît à contrarier les poètes pour les forcer à devenir plus grands, lui fait rencontrer, sur le pont des Deux-Phénix, à Pékin, une chaise à porteurs dans laquelle une jeune femme, belle et triste, bat de l’éventail. Elle s’appelle Perle Limpide et l’est pas heureuse en ménage…

Il en est résulté ce Pavillon des délices regrettées, qui est bien la plus harmonieuse alliance du romantisme et de sensualité que l’on puisse rêver, de « cristallisation » intellectuelle et de technique passionnelle parfaitement conscientes. Les sinologues vous diront que cela fait à Tsing Pann Yang une place bien à part dans la bibliothèque de son pays. Pour moi, je ne me souviens pas d’avoir lu, dans aucune langue, ni même en français, quelque chose d’approchant. C’est, en comprimé, du Lamartine additionné de Saint Amant, avec une délicatesse de touche digne du Verlaine des Fêtes galantes. On pense à de la très fine porcelaine, à ne regarder qu’en retenant son souffle, et décorée, avec une exquise précision dans l’allusion et la réticence, de sujets qui sollicitent, du même coup, et la chair et la pensée. Un peu plus, ou un peu moins, ce serait un de ces livres que certains ne lisent que d’une main, comme disait ce polisson de Duclos, l’auteur d’Acajou et Zéophile, des Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV La Régence et le règne de Louis XV, mais aussi, pour son rachat peut-être, de l’Essai sur les Ponts et Chaussées et de l’ Essai de Grammaire française. Nous sommes ainsi faits, nous, Français : d’une part, le pathétique, le sombre amour, et allez donc, d’autre part, la bagatelle ; ici, la « Tristesse d’Olympio », « Le Lac », Les Nuits, Hugo, Lamartine, Musset, et là, dans le même temps, les lithographies clandestines de Deveria et d’Henry Monnier. Ce Pavillon chinois des délices regrettées fait la synthèse. C’est l’homme amoureux tout entier. Mais enfin, qu’est-ce donc que ce précieux petit bouquin ?

AMATEURS ET COLLECTIONNEURS

On m’a mis entre les mains une curieuse brochure : L’Œuvre d’art considérée comme un placement. J’y ai lu des choses de ce goût (j’allais écrire de ce mauvais goût) : « L’œuvre d’art représente une valeur de placement et une valeur spéculative du premier ordre, c’est-à-dire qu’elle est susceptible d’intéresser le capitaliste le plus prudent et le spéculateur le plus audacieux… Le capital investi dans les œuvres d’art ne paye pas d’impôts, et si la réalisation de ce capital donne un jour une plus-value importante, cette plus-value ne subit pas les lourdes charges que supportent les rentes et les bénéfices commerciaux. » Et, à titre de placement « le plus aléatoire », l’auteur, anonyme, de cet effarant opuscule n’hésite pas à citer « l’achat d’œuvres de peintres contemporains (il veut dire vivants), encore peu connus, mais de talent ».

Mais l’Art, dans tout cela ? L’intérêt supérieur de l’Art, comme on nous l’a dit si souvent ? Qui s’en soucie ? Ce ne sont assurément pas les clients de l’Hôtel Drouot, qui ont besoin de l’avis d’un expert et du contrôle d’un commissaire-priseur pour savoir à quoi s’en tenir sur la valeur d’un tableau, d’une statue, d’un vase ou d’une assiette. Le véritable amateur opère seul, comme Pierre Petit opère lui-même. Il ne se fie qu’à son instinct, n’a de foi qu’en ses connaissances personnelles. C’est, au fond, le seul moyen de n’être pas trompé ; et se tromper soi-même n’a jamais été aussi amer que de se faire blouser.

Henri Rouart, le grand collectionneur qui posséda notamment les Danseuses à la barre, de Degas (la première peinture moderne qui ait fait un prix astronomique rue Drouot), ne se lassait pas de répéter à ses enfants :

— Dans un tableau, il ne faut jamais regarder la signature.

Autrement dit, il ne faut jamais regarder qu’à la qualité. Il faut savoir prendre pour seul guide le plaisir que vous donne ce que vous avez sous les yeux. Il n’y a pas d’autre moyen d’épreuve.

Ceci me rappelle, une histoire n’allant jamais seule, celle d’un autre de mes amis à qui je demandais ce qu’il pensait d’une école d’expertise dont le Syndicat des Négociants en objets d’art annonçait le projet. Il sourit doucement et me dit :

— La seule façon d’apprendre, pour toute sa vie, à déceler le faux, c’est de commencer sa carrière par s’en faire coller un.

L’œuvre d’art peut être un placement. Mais pour collectionner sans trop risquer d’y perdre son temps et son argent, il convient absolument de commencer par savoir soi-même faire la différence entre un Corot et un Trouillebert, un Courbet et un Calame, un Picasso et un Vlaminck, voire un Corot et un autre Corot, un Courbet et un autre Courbet, un Picasso et un autre Picasso, un Vlaminck et un autre Vlaminck.