Prendre le large. Ce troupeau de moutons bêlants m’écœurait, vous ne pouvez pas savoir à quel point. Je me suis pris à douter de l’anarchisme. J’ai presque décidé de tout laisser tomber. Mais, quelques jours plus tard, je me suis repris. Je me suis dit que l’idéal anarchiste était au-dessus de ces chamailleries. Ils ne voulaient pas être anarchistes ? Moi, je le serais ! Ils voulaient seulement jouer aux libertaires ? Moi je n’entrais pas dans ce petit jeu. Ils ne savaient combattre qu’en s’appuyant les uns sur les autres, et en créant un nouveau simulacre de cette tyrannie qu’ils prétendaient vouloir combattre ? Grand bien leur fasse, à cette bande d’imbéciles, ces bons à rien ! Je n’allais pas être bourgeois pour si peu.
« Il était clair que, dans le véritable anarchisme, chacun devait, par ses seules forces, créer de la liberté et combattre les fictions sociales. C’est donc ce que j’allais faire, par mes seules forces. Personne ne voulait me suivre dans la voie du véritable anarchisme ? Alors c’est moi qui la suivrais. Je m’en irais seul, sans autre recours que mes propres ressources et mon idéal, sans même l’appui spirituel de ceux qui avaient été mes camarades, et je combattrais seul les fictions sociales. Je ne dis pas que ce fut un beau geste de ma part, ni un geste héroïque. Non : ce fut un geste naturel, tout simplement. Puisque ce chemin devait être suivi par chacun de nous séparément, je n’avais besoin de personne pour le suivre. Mon idéal me suffisait. C’est en me fondant sur ces principes, et en raison de ces circonstances, que j’ai décidé de combattre, à moi tout seul, les fictions sociales.
Il interrompit un instant son discours, à présent plein d’aisance et d’allant, pour reprendre peu après, sur un ton plus calme :
– La guerre est donc déclarée, pensai-je, entre les fictions sociales et moi. Bien. Que puis-je faire contre elles ? J’agis seul, pour éviter de créer une tyrannie quelconque. Comment puis-je contribuer, à moi tout seul, à préparer la révolution sociale, à préparer aussi l’humanité à la société libre ? Je dois choisir entre les deux procédés possibles – au cas, bien entendu, où je ne pourrais pas les utiliser tous les deux : à savoir l’action indirecte, par la propagande, et l’action directe, par n’importe quel autre moyen.
« J’ai songé tout d’abord à l’action indirecte : la propagande. Quelle propagande pouvais-je réaliser, à moi seul ? Je ne parle pas de celle qu’on peut faire en bavardant avec les uns et les autres, au hasard des rencontres et des occasions qui se présentent ; non, je voulais savoir si ce type d’action me permettrait de déployer mon activité d’anarchiste avec toute mon énergie, et d’obtenir ainsi des résultats sensibles. J’ai constaté bientôt que non. Je ne suis ni un orateur, ni un écrivain. Entendons-nous : je peux parler en public, si nécessaire, ou écrire un article de journal ; mais, à supposer que je me spécialise dans l’action indirecte, par le discours ou par l’écrit, ou par les deux, je voulais savoir si ma nature me permettait d’obtenir des résultats plus positif qu’en me spécialisant dans une autre direction. Or l’action est toujours plus profitable que la propagande, sauf pour les individus que leur tempérament destine essentiellement à ce type d’activité : les grands orateurs, capables d’électriser les foules et de les entraîner à leur suite, ou encore les grands écrivains, qui savent fasciner et convaincre par leurs livres. Je ne crois pas être vaniteux mais, si je le suis, du moins je ne cherche pas à me vanter de qualités que je ne possède pas, et, comme je vous l’ai dit, je ne me suis jamais pris pour un orateur ni pour un écrivain. J’ai donc dû renoncer à l’action indirecte, en tant qu’expression de mon activité anarchiste. Cette possibilité écartée, j’étais obligé de choisir l’action directe, et de consacrer mes efforts à la vie pratique, à la vie réelle. Il ne s’agissait plus d’intelligence, mais d’action. Très bien. A moi de jouer.
« Je devais donc désormais appliquer à la vie pratique le processus fondamental de l’action anarchiste que j’avais défini auparavant : combattre les fictions sociales sans créer de nouvelle tyrannie, ou même en créant, au passage, un peu de la liberté future.
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