Or, un problème dû à la stupidité ou au manque de volonté ne dépend nullement de la façon dont nous utilisons ces traits de caractère, mais seulement du degré auquel nous les possédons. C’est pourquoi, je le répète, il s’agit là d’inégalités absolument naturelles ; personne ne peut agir sur elles, aucun changement social ne peut rien y changer, de même qu’on ne peut me rendre plus grand, ou vous-même plus petit…
« A moins… A moins que chez ces types-là, la perversion héréditaire des qualités naturelles n’ait été poussée si loin qu’elle ait atteint les fondements mêmes du caractère… Et qu’un type naisse en fait pour être esclave, et soit par conséquent incapable du moindre effort pour se libérer. Mais alors… dans ce cas… dans ce cas-là, qu’est-ce qu’il a à voir avec la société libre, ou même la simple liberté ? Si un homme est né pour être esclave, la liberté, contraire à son tempérament, sera pour lui une tyrannie.
Il fit une courte pause ; pour moi, j’éclatai de rire.
– Pas de doute, lui dis-je, vous êtes vraiment anarchiste. Mais, après vous avoir bien écouté, on ne peut s’empêcher de rire en vous comparant à ces anarchistes qu’on voit traîner un peu partout…
– Mon cher ami, je vous l’ai dit et redit, je vous l’ai même prouvé, et vous le répète ; la seule différence entre eux et moi, c’est celle-ci : ce sont des anarchistes en théorie, alors que moi, je le suis en théorie et en pratique ; ce sont des anarchistes mystiques, et moi un anarchiste scientifique ; ce sont des anarchistes qui courbent le dos, et moi un anarchiste qui se bat et se libère. En un mot : ce sont de pseudo-anarchistes, et moi je suis le véritable anarchiste.
Sur ce, nous nous sommes levés de table.
Note sur l’appendice
Les textes présentés ici, et retrouvés dans la fameuse « malle » de Pessoa, sont des variantes ou des ajouts non intégrés par l’auteur au texte publié en 1922, mais qui présentent un double intérêt : celui d’approfondir la psychologie de l’interlocuteur du Banquier (et son attitude souvent ambiguë), et de nous faire assister à l’élaboration progressive du texte, notamment en ce qui concerne le début, la conclusion, et certains temps forts de l’argumentation.
On sait par ailleurs, par une lettre de 1935 à son ami Adolfo Casais Monteiro, que Pessoa projetait de remanier entièrement le texte initial, mais la mort l’en empêcha : d’où l’intérêt accru de ces différentes versions, même fragmentaires, du Banquier anarchiste.
Ces divers textes se présentent naturellement, dans le Fonds Pessoa de la Bibliothèque nationale de Lisbonne, de façon fort décousue. Mme Manuela Parreira da Silva, responsable de la dernière édition en date de l’ouvrage, a organisé ces fragments selon un ordre respectant au maximum la logique et la cohérence du texte principal ; elle a pris soin, le cas échéant, de signaler les passages du Banquier anarchiste auquel renvoyait, apparemment, tel ou tel fragment, à titre de variante ou de développement.
Nous avons suivi l’ordre donné par l’édition portugaise tout en repérant, dans la mesure du possible, un certain nombre de « séquences » (douze en tout) qui nous semblaient présenter une cohésion interne ; nous les avons nettement séparées les unes des autres, pour permettre au lecteur de mieux en suivre le fil… et d’en apprécier la vigueur comme l’insolence.
F. L.
N.B. Les notes de Mme Manuela Parreira da Silva sont référencées N.d.E., celles du traducteur sont référencées N.d.T.
Appendice
(ajouts et variantes)
Il caressa légèrement sa moustache, qui aurait été abondante s’il ne l’avait coupée très court. Il poursuivit son discours, et je cessai de l’observer pour l’écouter.
– Quelle force de volonté il y a en vous ! mais quelle force de volonté ! – et nous avons ri tous les deux, le Banquier et moi.
*
Comment était-il, cet homme, dans sa jeunesse ? Je l’ai regardé comme je l’avais déjà fait bien souvent mais, cette fois-ci, d’un œil neuf. On ne remarquait pas sa taille très moyenne, d’homme fort et bien bâti, lorsqu’il était assis. Sa figure aurait été grossière si elle n’avait présenté, au-dessus des yeux un peu las et des sourcils épais, un front assez élevé. Je remarquai pour la première fois, en fixant son cigare allumé, que ses mains étaient sèches et plus longues qu’on ne s’y serait attendu d’après son physique. Et je cessai de le voir parce qu’il allait parler.
Tout autour de nous le restaurant s’était tu, presque désert. Nous avions parlé longuement et tout à loisir, mais la conversation, s’étant peu à peu refroidie, gisait inerte entre nous.
J’essayai de la ranimer, et saisis au vol un souvenir qui venait de me traverser l’esprit. Je redressai la tête et le fixai en souriant, doublement calme et mesuré, pour lui lancer :
– On m’a dit qu’autrefois, vous aviez été anarchiste(5).
*
– Vous savez à quoi me fait penser l’état actuel de la Russie ?
– A quoi donc ?
– À un collège de jésuites. Les jésuites ont au moins pour eux l’explication de la religion ; mais les autres, non. Les communistes sont des jésuites sans excuse(6).
Vous savez, un enfant, ça mange énormément.
*
Je ne me rendis même pas compte que je souriais.
– Qu’est-ce qui vous fait sourire ?
– Cet associé que vous avez viré, c’est celui qui vient de vous serrer la main…
– Bien sûr ; il n’y en avait pas d’autre. Et alors ?
– Rien.
– Vous trouvez que je suis sans scrupule ?
– Je ne dirais pas cela…
– Vous ne le diriez pas, mais vous le pensiez tout bas… Mais bien sûr que je suis sans scrupule.
*
– Écoutez, les idées qu’on pense avec force, on les ressent avec tout autant de force. Rien ne peut vivre en ce monde – y compris l’idée la plus abstraite – sans plonger ses racines dans le cœur de l’homme. Vous voyez là-dedans un amour intellectuel pour l’humanité ? Un sentiment abstrait de la justice ? Envoyez-moi promener tout ça – et d’ailleurs ça n’ira pas loin, parce que ça n’a pas de jambes pour aller se promener.
« La notion de justice ? Nous l’avons tous, et qu’en faisons-nous ? C’est des discours de curé ! – voilà tout ce qu’on trouve à en dire. Et la charité ? Mais quelle charité faisons-nous ? Mon vieux, c’est une chose que de se pénétrer d’une théorie, et une autre que de sentir qu’on s’en est pénétré réellement. Il y a entre les deux une grande différence – une différence capitale. Et tout est là. Mais c’est dans ce « tout » que nous ne sommes pas, nous(7)…
« Ces types-là, je leur fais une grande faveur en les appelant, par charité, des pseudo-anarchistes. Parce que le seul anarchiste, mon vieux, c’est moi !
Et d’un geste encore triomphal, il demanda l’addition(8).
– Au fait, on m’a dit, il y a quelques jours, une chose assez amusante à votre sujet(9).
– Quoi donc ? Rien de bon, sûrement.
– Ni bon ni mauvais. Simplement, j’ai trouvé ça amusant. On m’a dit qu’autrefois vous aviez été anarchiste.
– C’est faux, mais ce qui est faux, c’est le « autrefois ». J’ai été et je suis toujours anarchiste.
– Elle est forte, celle-là ! Alors vous… Ah, je vois : vous êtes anarchiste en théorie. Vous trouvez que la théorie anarchiste a du bon, mais qu’elle est inapplicable en pratique, ou tout au moins inapplicable à votre existence de banquier et de grand commerçant.
– Pas du tout. Je suis anarchiste en théorie et en pratique.
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