Askanius ne mollit pas, mais cela tourna vite au combat de coqs : tous les deux se coupaient la parole, s’attendaient l’un l’autre au tournant, non pas pour répondre à une objection, mais uniquement pour dévider son propre écheveau.

Plutôt que de l’écouter, l’hôtelier se détournait, excédé, chaque fois que son adversaire prenait la parole, avec des mimiques significatives : « vas-y toujours, parle, je te ferai voir ».

Ils s’engagèrent sur le large chemin des citations ; Tjärne en connaissait un grand nombre, et Askanius qu’une seule, qu’il attendait de placer au bon moment.

— Ah, cria Tjärne, écoutez-moi ça, c’est sublime, et c’est Macbeth qui le dit :

 

La vie n’est qu’un fantôme errant, une histoire

dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur,

et qui ne signifie rien !

 

— Bah ! écumait Askanius. J’ai bien mieux, plus grandiose et plus profond, je crois que c’est Othello ou Hamlet… Un instant… comment c’est déjà…

Sa mémoire faillit, la citation ne vint point ; le procureur profita aussitôt du silence :

— Voici ce que dit Lear :

 

Centaures au-dessous de la taille,

femmes au-dessus !

Les dieux ne les possèdent que jusqu’à la ceinture ;

au-dessous, tout est aux démons :

là, tout est enfer, ténèbres,

gouffre sulfureux…

 

— Ah non, on ne doit pas dire des choses pareilles, interrompit Libotz qui se trouvait encore sur le parvis du temple sacré de l’Amour.

— C’est de l’ironie, s’écria Askanius, oui, messieurs, et celui qui ne comprend pas l’ironie ne devrait jamais parler de Shakespeare. Tenez, par exemple, je crois que c’est Le Marchand de Venise – mais ça n’a pas d’importance – qui dit que la vie est tissée des mêmes fils que nos rêves{5}, mais ce n’est pas ce qu’il veut dire ; il met ces propos dans la bouche d’un fou pour montrer combien il est insane ; il faut être prudent quand on juge un grand poète, et seul peut bien l’interpréter celui qui possède le don inné d’appréhender le grand, le beau et le vrai dans la vie et dans la nature.

Cette joute épuisa Askanius et inaugura une nouvelle phase : il ferma les yeux et entra dans une transe pendant laquelle son esprit s’absenta, tandis que ses doigts tripotaient toujours son cigare qui s’allumait et s’éteignait sans cesse ; son corps semblait toutefois incomplètement éveillé : les cendres du cigare tombaient dans son verre de champagne.

Le procureur, enfoncé, oublia tout savoir-vivre et devint brutal ; il s’empara de la bouteille de cognac, remplit à moitié son verre, se rinça la bouche avec la première gorgée, puis avala le reste.

Askanius avait certainement des yeux au bout des doigts, car, le regard éteint, il tendit la main, saisit la bouteille, l’attira vers lui, et, sans se réveiller, la pressa amoureusement contre sa poitrine, près de la poche où il gardait son pince-nez.

Dès lors, certain qu’Askanius n’entendait rien, Tjärne ne se gêna plus et montra les dents :

— Rester ici à écouter ses élucubrations, mais c’est tout simplement grotesque ! Et ça ose discuter de Shakespeare…

— Chut, chut, pria Libotz, il ne faut pas dire des choses pareilles, on doit être reconnaissant !

— Reconnaissant, oui ! Mais le flatter, jouer les pique-assiettes, avouez que c’est renforcer sa mégalomanie qui, un jour, le fera éclater…

Libotz tenta une diversion en soulevant la question norvégienne{6}. Un long débat s’ensuivit ; à la fin, pourtant, ils y voyaient encore moins clair, et après avoir énoncé tout et son contraire, ils finirent par combattre leur propre point de vue autant que celui de l’adversaire.

Askanius, toujours dans sa transe, parla soudain, perdu dans son sommeil, les yeux clos :

— L’éducation du peuple, mes chers messieurs, l’éducation du peuple ce n’est ni l’école communale, ni le suffrage universel, surtout pour nous autres Suédois – cela peut paraître paradoxal, mais ça ne l’est pas…

— Qu’est-ce qu’il fait, il corrige les copies ? interrompit Tjärne.

— Rien, poursuivit Askanius, imperturbable, rien n’a autant contribué au progrès spirituel de la nation suédoise que… le smörgåsbord {7} !

Un éclat de rire fusa dans le kiosque, saluant la plaisanterie, mais ce n’était absolument pas l’objectif de l’hôtelier, qui voulait exprimer une pensée profonde.

— Cela peut paraître paradoxal, reprit-il, mais croyez-moi, messieurs : quand, assis au comptoir, je fais semblant d’écrire, de compter ou de lire, et qu’à cet instant entre un client…

Une pantomime, censée mettre en évidence le caractère dramatique d’une telle situation, l’obligea à lâcher la bouteille de cognac, et Tjärne en profita pour s’en resservir un verre.

— Entre un client, un inconnu, un étranger… Moi, j’ai mon miroir sous la pendule, je le vois, je me sers de mes yeux même si, parfois, je feins de ne rien voir…

Le procureur recula sur son siège, surpris de découvrir qu’Askanius aussi pouvait être perfide.

— Bien sûr, un client a le droit de manger autant qu’il veut au smörgåsbord, mais un homme comme il faut ne le fait jamais, un homme comme il faut se beurre une tartine, se verse une gnôle et va s’asseoir après avoir demandé le menu et commandé un demi. Pourquoi ? Parce qu’il est bien élevé ; parce qu’il sait ce que c’est que le tact. Un Allemand n’y parviendra jamais, il ne le peut pas, on a beau lui expliquer que le smörgåsbord n’est pas fait pour s’y gaver, il est inéducable… Ma foi, je crois qu’ils sont en train de chanter dans le jardin !

— Laisse-les chanter, répliqua Tjärne. Buvons au smörgåsbord…

— Il y en a qui descendent jusqu’à six verres, dès que j’ai le dos tourné, mais ce sont des rustres… Il y a ceux qui mangent des sandwiches au fromage avec un potage de queue de bœuf ; vous avez aussi les hypocrites qui prennent un verre, s’assoient, puis se relèvent, quand je sors dans la véranda, pour en reprendre, mais ma femme les observe depuis la lucarne de la cuisine, et si elle n’est pas là, Karin me le dit de toute façon. Karin est une brave fille qui veille sur les intérêts de son patron. Sa loyauté est à toute épreuve : jamais elle ne dévoilerait que lors des grands dîners ma femme fait servir le saumon salé comme si c’était du saumon du Rhin – ce sont là des petits secrets professionnels qu’on ne trahit pas. Par exemple, il suffit de laisser le filet de saumon salé tremper une nuit dans du lait écrémé pour qu’il ait le goût du saumon frais, et puis, mon Dieu, personne ne s’en plaint… Du reste, j’ai appris à Karin à demander aux clients : « Avez-vous aimé le saumon ? » et s’ils répondent : « C’était délicieux ! », alors ma conscience n’a rien à me reprocher…

Askanius se trouvait à présent dans la phase dangereuse où il se trahissait lui-même. Libotz, capable de s’identifier aux gens, de se mettre dans leur peau et de souffrir à leur place, avait baissé les yeux ; il partageait la honte d’Askanius, mais il était encore plus mal à l’aise devant le plaisir que ces confidences procuraient à Tjärne, et dont il abuserait plus tard. Askanius poursuivit l’exhibition que rien ne pouvait arrêter :

— On ne fait pas de bénéfices sur la nourriture, on est donc obligé de tricher à la cuisine : il faut savoir récupérer et convertir. En hiver, les clients se régalent avec le potage aux orties, ils le trouvent exquis et le payent plus cher que si c’était un potage au chou vert, alors que ce n’est que du chou vert. Il en va exactement de même pour la pilsner : les brasseurs coupent la bière ordinaire avec de l’eau et ils la font ensuite payer plus cher ; la bêtise humaine est infinie. Pour ce qui est des vins, j’ai mon secret ; tenez, ce champagne, par exemple : il s’appelle Old England, mais ce n’est pas du Veuve Clicquot Old England ; il y a de ces snobs qui exigent du Old England, mais sans faire attention à l’essentiel, à savoir la marque, Veuve Clicquot, qui coûte onze couronnes tandis que ce mousseux s’achète deux couronnes cinquante. Tout ça, ce sont les conséquences du monopole de la Guilde des distillateurs qui m’oblige à me fournir chez elle : voilà ce que ça donne ! Mais le jour viendra, mes amis, où ce monopole sera aboli, j’ai mon homme parmi les journalistes, et quand le fruit sera mûr, pang ! il tombera !

Tjärne écoutait, bouche bée, et lorsque Askanius en arriva à la Guilde, il sinua entre verres et bouteilles, pour s’approcher, pour ne rien perdre, car, dans la petite ville, la Guilde constituait un sujet brûlant.

Après ce dernier effort, Askanius s’éteignit et s’endormit pour de bon ; ce n’était pas d’ivresse, il n’avait pas touché à son verre depuis deux heures. Le sommeil transforma de nouveau ses traits : le masque tomba, et Tjärne, qui n’avait rien perdu de son esprit observateur, scruta le dormeur :

— J’aimerais connaître les débuts de cet homme, ce qu’il a fait, s’il est allé en prison. Regardez ces mains velues – on dirait un joueur…

— Il ne faut pas fouiller le passé des êtres, interrompit Libotz, gentiment mais avec fermeté. Chacun doit répondre de ses méfaits, mais une fois qu’il l’a fait, il est pardonné. Et puis il faut être indulgent vis-à-vis des faiblesses de ses amis. Askanius est un ami, il nous a aidés dans un moment difficile…

— Et il nous le fait payer à un taux élevé.

— Il faut bien rembourser ce qu’on a emprunté…

Tjärne, lui aussi, présentait un nouveau visage, un visage d’assassin. Libotz avait gardé le sien.

Askanius venait de se réveiller, mais il ne semblait pas reconnaître ses compagnons. Étourdi par le sommeil plus que par la boisson, il s’adressa à Tjärne en le prenant pour quelqu’un d’autre qui devait lui ressembler.

— Mister Chester, plutôt que de rester ici, vous devriez vous engager comme docker ; votre passé est tel que seul un travail régulier à Brooklyn vous permettra de remonter la pente.

— Il a été en Amérique, chuchota Tjärne.

Askanius répondit aux objections de M. Chester, qu’il était seul à entendre, en imitant l’accent anglais :

— Cette fille est perdue, vous le savez, mais ce n’est pas de ma faute, je n’y suis pour rien ! Les apparences me donnent tort, je le sais, mais j’ai été acquitté, je peux vous montrer l’arrêt, il est dans mon secrétaire…

Pour sauver son ami, Libotz prit une initiative audacieuse, audacieuse pour lui, le timide. Il appuya sur le bouton de la sonnette, et deux minutes plus tard Karin arriva, mal réveillée, car il était deux heures du matin.

Askanius revint à lui et lança à la jeune fille un regard courroucé :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— On a sonné, monsieur.

— Qui a osé sonner ?

Dans un accès d’insubordination et pour regarder Askanius dans les yeux, Tjärne répondit :

— Moi. Je voulais de l’eau.

Askanius dévisagea le procureur avec attention, se frotta le front, puis balbutia :

— Mon Dieu, il me semble… mais… j’ai dû m’assoupir, c’est bien…

— Tjärne, souffla Libotz.

— Bien sûr, le procureur… il voulait un verre d’eau… Va chercher de l’eau, Karin.

Karin s’éloigna.

— Karin n’est pas une beauté, comme l’affirme monsieur l’avoué…

— Je n’ai rien affirmé, osa Libotz. Elle est bonne et gentille, c’est une brave fille, mais elle n’est pas belle.

— À chacun ses goûts, mais de là à prétendre que Karin est belle…

— Je ne prétends pas…

— Ses traits ne sont pas réguliers, son teint n’est pas très frais, la taille est médiocre, mais elle est bonne et gentille et pour dire le contraire, il faut être mauvaise langue, oui, c’est bien le mot !

Il foudroya Libotz du regard – Libotz ne broncha pas – et poursuivit :

— Une fille bonne et gentille, comme je viens de le dire…

— Non, c’est monsieur l’avoué qui l’a dit, interrompit Tjärne.

— Et celui qui l’aura un jour devra être un homme honnête et pas un picoleur qui fait parler de lui dans la presse.

L’aversion instinctive d’Askanius à l’égard de Libotz éclatait de nouveau au grand jour, et il s’acharna sur le malheureux :

— Les tricheries, ça peut marcher pendant un temps…

— Le saumon salé est plus sûr ! glissa Tjärne.

— Et quand on ne travaille plus à la cour d’appel, on ne fait pas graver « avoué à la cour d’appel » sur sa plaque… L’honnêteté est la seule chose qui paie à la longue, et celui qui défend la justice doit lui-même la respecter…

Tjärne n’en pouvait plus. Il se leva sous prétexte de devoir inspecter quelques prises d’eau imaginaires, remercia pour l’agréable soirée et se dirigea vers la porte en entraînant Libotz.

Askanius, engourdi, eut à peine le temps d’articuler quelques « permettez-moi ! ». L’apparition de Karin portant des bouteilles d’eau retarda leur retraite ; la soif inextinguible de Tjärne le fit succomber à la tentation, il resta, ce qui déclencha une nouvelle effusion de l’hôtelier.

— La poste, à cette heure-ci ? Mais elle est fermée…

— J’ai dit les prises d’eau, pas la poste.

— Le télégraphe est parfois ouvert la nuit, mais la poste – jamais !

— Bonne nuit, cher ami, tu devrais aller te coucher, lui jeta Tjärne et il s’enfuit, emmenant Libotz qui aurait souhaité prendre congé en bonne et due forme.

Askanius demeura assis, monologuant dans la nuit, confiant aux ténèbres la peine que lui causaient l’ingratitude et la grossièreté des hommes.

Quand le procureur et l’avocat furent dans la rue, les barrages cédèrent ; tout ce qu’ils avaient ruminé là-bas, dans le kiosque, remonta, et sur la Grand-place, sur le trottoir devant l’église, une conversation nocturne dévida son fil jusqu’au petit matin.

 

*

 

Huit jours plus tard, l’avocat Libotz était officiellement fiancé à Karin. Chaque matin, ils faisaient une promenade hors de la ville. Askanius se montra froid à leur égard et reprocha à Karin son ingratitude.

Entre-temps, Libotz avait soutenu un rude combat, assailli par les missives de son frère qui exigeait de lui une caution de plusieurs milliers de couronnes.