Ces deux débris du siècle précédent causaient de Victurnien. Le Chevalier avait été chargé de faire à son sujet des ouvertures au marquis.
— Oui, marquis, disait le Chevalier, votre fils perd ici son temps et sa jeunesse, vous devez enfin l’envoyer à la Cour.
— J’ai toujours songé que, si mon grand âge m’interdisait d’aller à la Cour, où, entre nous soit dit, je ne sais pas ce que je ferais en voyant ce qui se passe et au milieu des gens nouveaux que reçoit le Roi, j’enverrais du moins mon fils présenter nos hommages à Sa Majesté. Le Roi doit donner quelque chose au comte, quelque chose comme un régiment, un emploi dans sa maison, enfin, le mettre à même de gagner ses éperons. Mon oncle l’archevêque a souffert un cruel martyre, j’ai guerroyé sans déserter le camp comme ceux qui ont cru de leur devoir de suivre les princes : selon moi, le Roi était en France, sa noblesse devait l’entourer. Eh ! bien, personne ne songe à nous, tandis que Henri IV aurait écrit déjà aux d’Esgrignon : Venez, mes amis ! nous avons gagné la partie. Enfin nous sommes quelque chose de mieux que les Troisville, et voici deux Troisville nommés pairs de France, un autre est député de la Noblesse (il prenait les Grands Colléges électoraux pour les assemblées de son ordre). Vraiment on ne pense pas plus à nous que si nous n’existions pas ! J’attendais le voyage que les princes devaient faire par ici ; mais les princes ne viennent pas à nous, il faut donc aller à eux...
— Je suis enchanté de savoir que vous pensez à produire notre cher Victurnien dans le monde, dit habilement le Chevalier. Cette ville est un trou dans lequel il ne doit pas enterrer ses talents. Tout ce qu’il peut y rencontrer, c’est quéque Normande ben sotte, ben mal apprise et riche. Qué qu’il en ferait ?... sa femme. Ah ! bon Dieu !
— J’espère bien qu’il ne se mariera qu’après être parvenu à quelque belle charge du Royaume ou de la Couronne, dit le vieux marquis. Mais il y a des difficultés graves.
Voici les seules difficultés que le marquis apercevait à l’entrée de la carrière pour son fils.
— Mon fils, reprit-il après une pause marquée par un soupir, le comte d’Esgrignon ne peut pas se présenter comme un va-nu-pieds, il faut l’équiper. Hélas ! nous n’avons plus, comme il y a deux siècles, nos gentilshommes de suite. Ah ! Chevalier, cette démolition de fond en comble, elle me trouve toujours au lendemain du premier coup de marteau donné par monsieur de Mirabeau. Aujourd’hui, il ne s’agit plus que d’avoir de l’argent, c’est tout ce que je vois de clair dans les bienfaits de la Restauration. Le Roi ne vous demande pas si vous descendez des Valois, ou si vous êtes un des conquérants de la Gaule, il vous demande si vous payez mille francs de Tailles. Je ne saurais donc envoyer le comte à la Cour sans quelque vingt mille écus...
— Oui, avec cette bagatelle, il pourra se montrer galamment, dit le Chevalier.
— Hé ! bien, dit mademoiselle Armande, j’ai prié Chesnel de venir ce soir. Croiriez-vous, Chevalier, que, depuis le jour où Chesnel m’a proposé d’épouser ce misérable du Croisier...
— Ah ! c’était bien indigne, mademoiselle, s’écria le Chevalier.
— Impardonnable, dit le marquis.
— Hé ! bien, reprit mademoiselle Armande, mon frère n’a jamais pu se décider à demander quoi que ce soit à Chesnel.
— A votre ancien domestique ? reprit le Chevalier. Ah ! marquis, mais vous feriez à Chesnel un honneur, un honneur dont il serait reconnaissant jusqu’à son dernier soupir.
— Non, répondit le gentilhomme, je ne trouve pas la chose digne...
— Il s’agit bien de digne, la chose est nécessaire, reprit le Chevalier en faisant un léger haut-le-corps.
— Jamais ! s’écria le marquis en ripostant par un geste qui décida le Chevalier à risquer un grand coup pour éclairer le vieillard.
— Hé ! bien, dit le Chevalier, si vous ne le savez pas, je vous dirai, moi, que Chesnel a déjà donné quelque chose à votre fils, quelque chose comme...
— Mon fils est incapable d’avoir accepté quoi que ce soit de Chesnel, s’écria le vieillard en se redressant et interrompant le Chevalier. Il a pu vous demander, à vous, vingt-cinq louis...
— Quelque chose comme cent mille livres, dit le Chevalier en continuant.
— Le comte d’Esgrignon doit cent mille livres à un Chesnel, s’écria le vieillard en donnant les signes d’une profonde douleur. Ah ! s’il n’était pas fils unique, il partirait ce soir pour les îles avec un brevet de capitaine ! Devoir à des usuriers avec lesquels on s’acquitte par de gros intérêts, bon ! mais Chesnel, un homme auquel on s’attache.
— Oui ! notre adorable Victurnien a mangé cent mille livres, mon cher marquis, reprit le Chevalier en secouant les grains de tabac tombés sur son gilet, c’est peu, je le sais. A son âge, moi ! Enfin, laissons nos souvenirs, marquis. Le comte est en province, toute proportion gardée, ce n’est pas mal, il ira loin ; je lui vois les dérangements des hommes qui plus tard accomplissent de grandes choses...
— Et il dort là-haut sans avoir rien dit à son père, s’écria le marquis.
— Il dort avec l’innocence d’un enfant qui n’a encore fait le malheur que de cinq à six petites bourgeoises, et auquel il faut maintenant des duchesses, répondit le Chevalier.
— Mais il appelle sur lui la lettre de cachet.
— Ils ont supprimé les lettres de cachet, dit le Chevalier. Quand on a essayé de créer une justice exceptionnelle, vous savez comme on a crié. Nous n’avons pu maintenir les cours prévôtales que monsieur de Buonaparte appelait Commissions militaires.
— Hé ! bien, qu’allons-nous devenir quand nous aurons des enfants fous, ou trop mauvais sujets, nous ne pourrons donc plus les enfermer ? dit le marquis.
Le Chevalier regarda le père au désespoir et n’osa lui répondre : — Nous serons forcés de les bien élever...
— Et vous ne m’avez rien dit de cela, mademoiselle d’Esgrignon, reprit le marquis en interpellant sa sœur.
Ces paroles dénotaient toujours une irritation, il l’appelait ordinairement ma sœur.
— Mais, monsieur, quand un jeune homme vif et bouillant reste oisif dans une ville comme celle-ci, que voulez-vous qu’il fasse ? dit mademoiselle d’Esgrignon qui ne comprenait pas la colère de son frère.
— Hé ! diantre, des dettes, reprit le Chevalier, il joue, il a de petites aventures, il chasse, tout cela coûte horriblement aujourd’hui.
— Allons, reprit le marquis, il est temps de l’envoyer au Roi. Je passerai la matinée demain à écrire à nos parents.
— Je connais quelque peu les ducs de Navarreins, de Lenoncourt, de Maufrigneuse, de Chaulieu, dit le Chevalier qui se savait cependant bien oublié.
— Mon cher Chevalier, il n’est pas besoin de tant de façons pour présenter un d’Esgrignon à la Cour, dit le marquis en l’interrompant. Cent mille livres, se dit-il, ce Chesnel est bien hardi. Voilà les effets de ces maudits Troubles. Mons Chesnel protége mon fils.
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