Dans les conjonctures délicates, le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant, ils lui confiaient les délibérés épineux et s’émerveillaient toujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieux Blondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l’aristocratie la plus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehors des intrigues et des petitesses départementales, il était de toutes les parties de campagne, gambadait avec les jeunes personnes, courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier. Enfin, il s’acquittait à merveille de son rôle de magistrat fashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu’il savait faire intervenir à propos, en homme d’esprit. Il plaisait infiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté les mœurs de la province sans les critiquer. Aussi s’efforçait-on de lui rendre supportable le temps de son exil.

Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jeté dans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence, l’affaire de Victurnien n’eût pas eu lieu. Sa dextérité, son habitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et du Croisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés, dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pour ourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté, qu’une fois la Justice saisie et l’affaire ébruitée, il n’y aurait plus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, le Parquet n’eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être en référer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le fils aîné de l’une des plus nobles familles du royaume. En pareille circonstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir, eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte qui pouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussent agi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moins qu’elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l’autel. L’accueil de la plainte de du Croisier et l’arrestation du jeune comte n’avaient donc pas eu lieu facilement. Voici comment le Président et du Croisier s’y étaient pris pour arriver à leurs fins.

Monsieur Sauvager, jeune avocat royaliste, arrivé au grade judiciaire de premier Substitut à force de servilisme ministériel, régnait au Parquet en l’absence de son chef. Il dépendait de lui de lancer un réquisitoire en admettant la plainte de du Croisier. Sauvager, homme de rien et sans aucune espèce de fortune, vivait de sa place. Aussi le pouvoir comptait-il entièrement sur un homme qui attendait tout de lui. Le Président exploita cette situation. Dès que la pièce arguée de faux fut entre les mains de du Croisier, le soir même, madame la présidente du Ronceret, soufflée par son mari, eut une longue conversation avec monsieur Sauvager, auquel elle fit observer combien la carrière de la magistrature debout était incertaine : un caprice ministériel, une seule faute y tuait l’avenir d’un homme.

— Soyez homme de conscience, donnez vos conclusions contre le pouvoir quand il a tort, vous êtes perdu. Vous pouvez, lui dit-elle, profiter en ce moment de votre position pour faire un beau mariage qui vous mettra pour toujours à l’abri des mauvaises chances, en vous donnant une fortune au moyen de laquelle vous pourrez vous caser dans la magistrature assise. L’occasion est belle. Monsieur du Croisier n’aura jamais d’enfants, tout le monde sait le pourquoi ; sa fortune et celle de sa femme iront à sa nièce, mademoiselle Duval. Monsieur Duval est un maître de forges dont la bourse a déjà quelque volume, et son père, qui vit encore, a du bien. Le père et le fils ont à eux deux un million, ils le doubleront aidé par du Croisier, maintenant lié avec la haute banque et les gros industriels de Paris. Monsieur et madame Duval jeune donneront, certes, leur fille à l’homme qui sera présenté par son oncle du Croisier, en considération des deux fortunes qu’il doit laisser à sa nièce, car du Croisier fera sans doute avantager au contrat mademoiselle Duval de toute la fortune de sa femme, qui n’a pas d’héritiers. Vous connaissez la haine de du Croisier pour les d’Esgrignon, rendez-lui service, soyez son homme, accueillez une plainte en faux qu’il va vous déposer contre le jeune d’Esgrignon, poursuivez le comte immédiatement, sans consulter le Procureur du Roi. Puis, priez Dieu que pour avoir été magistrat impartial contre le gré du pouvoir, le ministre vous destitue, votre fortune est faite ! Vous aurez une charmante femme et trente mille livres de rente en dot, sans compter quatre millions d’espérance dans une dizaine d’années.

En deux soirées, le premier Substitut avait été gagné. Le Président et monsieur Sauvager avaient tenu l’affaire secrète pour le vieux juge, pour le juge suppléant et pour le second substitut. Sûr de l’impartialité de Blondet en présence des faits, le Président avait la majorité sans compter Camusot. Mais tout manquait par la défection imprévue du juge d’Instruction. Le Président voulait un jugement de mise en accusation avant que le Procureur du Roi ne fût averti.