Les deux chambres du premier étage et la salle d’en bas avaient de ces lambris à formes contournées, où s’est exercée la patience des menuisiers du dernier siècle. Ces boiseries, peintes en gris-sale, étaient du plus triste aspect. Le cabinet du juge était celui d’un avocat de province : un grand bureau et un fauteuil d’acajou, la bibliothèque de l’étudiant en Droit, et ses meubles mesquins apportés de Paris. La chambre de madame était indigène : elle avait des ornements bleus et blancs, un tapis, un de ces mobiliers hétéroclites qui semblent à la mode et qui sont tout simplement les meubles dont les formes n’ont pas été adoptées à Paris. Quant à la salle du rez-de-chaussée, elle était ce qu’est une salle en province, nue, froide, à papiers de tenture humides et passés.
C’était dans cette chambre mesquine, sans autre vue que celle de ce noyer, de ces murs à feuillage noir et de la rue presque déserte, que passait toutes ses journées une femme assez vive et légère, habituée aux plaisirs, au mouvement de Paris, seule la plupart du temps, ou recevant des visites ennuyeuses et sottes qui lui faisaient préférer sa solitude à des caquetages vides, où le moindre trait d’esprit auquel elle se laissait aller donnait lieu à d’interminables commentaires et envenimait sa situation. Occupée de ses enfants, moins par goût que pour mettre un intérêt dans sa vie presque solitaire, elle ne pouvait exercer sa pensée que sur les intrigues qui se nouaient autour d’elle, sur les menées des gens de province, sur leurs ambitions enfermées dans des cercles étroits. Aussi pénétrait-elle promptement des mystères auxquels ne songeait pas son mari. Son hangar plein de bois, où sa femme de chambre faisait des savonnages, n’était pas ce qui frappait ses regards, quand, assise à la fenêtre de sa chambre, elle tenait à la main quelque broderie interrompue : elle contemplait Paris où tout est plaisir, où tout est plein de vie, elle en rêvait les fêtes et pleurait d’être dans cette froide prison de province. Elle se désolait d’être dans un pays paisible, où jamais il n’arriverait ni conspiration, ni grande affaire. Elle se voyait pour long-temps sous l’ombre de ce noyer.
Madame Camusot était une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d’un front très-busqué, d’une bouche rentrée, d’un menton relevé, traits que la jeunesse rendait supportables, mais qui devaient lui donner de bonne heure un air vieux. Ses yeux vifs et spirituels, mais qui exprimaient un peu trop son innocente envie de parvenir, et la jalousie que lui causaient son infériorité présente, allumaient comme deux lumières dans sa figure commune, et la relevaient par une certaine force de sentiment que le succès devait éteindre plus tard. Elle usait de beaucoup d’industrie pour sa toilette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait, elle méditait ses atours avec sa femme de chambre venue avec elle de Paris, et maintenait ainsi la réputation des Parisiennes en province. Sa causticité la rendait redoutable, elle n’était pas aimé. Avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmes inoccupées, obligées d’employer leur journée, elle avait fini par découvrir les opinions secrètes du Président. Aussi conseillait-elle depuis quelque temps à Camusot de lui déclarer la guerre. L’affaire du jeune comte était une excellente occasion. Avant de venir en soirée chez monsieur du Croisier, elle n’avait pas eu de peine à démontrer à son mari, qu’en cette affaire, le premier Substitut allait contre les intentions de ses chefs. Le rôle de Camusot était de se faire un marchepied de ce procès criminel, en favorisant la maison d’Esgrignon, bien autrement puissante que le parti du Croisier.
— Sauvager n’épousera jamais mademoiselle Duval qu’on lui aura montrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels du Val-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cette affaire si malheureuse pour les d’Esgrignon et si perfidement entamée par le Président au profit de du Croisier, ne sera favorable qu’à toi, lui avait-elle dit en rentrant.
Cette rusée Parisienne avait également deviné les manœuvres secrètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu’il avait de déjouer les efforts du vieux Blondet ; mais elle ne voyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril de leur situation ; elle jouissait de cette comédie commencée, sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surpris par elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur de Chesnel en faveur de Félicien du Ronceret. Dans le cas où la position de son mari serait menacée par le Président, madame Camusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillant l’attention de l’horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu’il voulait transplanter chez lui.
Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels du Croisier et le Président avaient gagné le premier Substitut, Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêts groupés autour des fleurs de lis du Tribunal, compta sur le Procureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux juges pour les d’Esgrignon paralysaient tout. Enfin, le notaire connaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne pas savoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pour l’œuvre de toute sa vie, pour la nomination de son fils à la place de juge suppléant. Ainsi Chesnel s’endormit plein d’espérance en se promettant d’aller voir monsieur Blondet, pour lui offrir de réaliser les espérances qu’il caressait depuis si long-temps, en l’éclairant sur les perfidies du Président du Ronceret. Après avoir gagné le vieux juge, il irait parlementer avec le Juge d’Instruction auquel il espérait pouvoir prouver, sinon l’innocence, au moins l’imprudence de Victurnien, et réduire l’affaire à une simple étourderie de jeune homme. Chesnel ne dormit ni paisiblement ni long-temps ; car, avant le jour, sa gouvernante l’éveilla pour lui présenter le plus séduisant personnage de cette histoire, le plus adorable jeune homme du monde, madame la duchesse de Maufrigneuse, venue seule en calèche, et habillée en homme.
— J’arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle au notaire qui croyait rêver. J’ai cent mille francs que le Roi m’a donnés sur sa Cassette pour acheter l’innocence de Victurnien, si son adversaire est corruptible. Si nous échouons, j’ai du poison pour le soustraire à tout, même à l’accusation. Mais nous n’échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j’ai fait avertir de ce qui se passe, me suit ; il n’a pu venir avec moi, il a voulu prendre les ordres du Garde des Sceaux.
Chesnel rendit scène pour scène à la duchesse : il s’enveloppa de sa robe de chambre et tomba à ses pieds qu’il baisa, non sans demander pardon de l’oubli que la joie lui faisait commettre.
— Nous sommes sauvés, criait-il tout en donnant des ordres à Brigitte pour qu’elle préparât ce dont pouvait avoir besoin la duchesse après une nuit passée à courir la poste.
Il fit un appel au courage de la belle Diane, en lui démontrant la nécessité d’aller chez le Juge d’Instruction au petit jour, afin que personne ne fût dans le secret de cette démarche, et ne pût même présumer que la duchesse de Maufrigneuse fût venue.
— N’ai-je pas un passe-port en règle ? dit-elle en lui montrant une feuille où elle était désignée comme monsieur le vicomte Félix de Vandenesse, Maître des Requêtes et Secrétaire particulier du Roi. Ne sais-je pas bien jouer mon rôle d’homme ? reprit-elle en rehaussant les faces de sa perruque à la Titus et agitant sa cravache.
— Ah ! madame la duchesse, vous êtes un ange ! s’écria Chesnel les larmes aux yeux.
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