La forme développée de la valeur relative, ou forme II, nous apparaît ainsi maintenant comme la forme spécifique dans laquelle l'équivalent général exprime sa propre valeur.

f) Transition de la forme valeur générale à la forme argent.

La forme équivalent général est une forme de la valeur en général. Elle peut donc appartenir à n'importe quelle marchandise. D'un autre côté, une marchandise ne peut se trouver sous cette forme (forme III) que parce qu'elle est exclue elle-même par toutes les autres marchandises comme équivalent. Ce n'est qu'à partir du moment où ce caractère exclusif vient s'attacher à un genre spécial de marchandise, que la forme valeur relative prend consistance, se fixe dans un objet unique et acquiert une authenticité sociale.

La marchandise spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme équivalent s'identifie peu à peu dans la société devient marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie. Sa fonction sociale spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de l'équivalent universel dans le monde des marchandises. Parmi les marchandises qui, dans la forme II, figurent comme équivalents particuliers de la toile et qui, sous la forme III, expriment, ensemble dans la toile leur valeur relative, c'est l'or qui a conquis historiquement ce privilège. Mettons donc dans la forme III la marchandise or à la place de la marchandise toile, et nous obtenons :

d) Forme monnaie ou argent[26] .

20 mètres de toile

 

1 habit

=

10 livres de thé

=

40 livres de café

=

2 onces d’or

=

½ tonne de fer

=

X marchandise A

=

Etc.

=

ý

2 onces d’or

Des changements essentiels ont lieu dans la transition de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III. La forme IV, au contraire, ne diffère en rien de la forme III, si ce n'est que maintenant c'est l'or qui possède à la place de la toile la forme équivalent général. Le progrès consiste tout simplement en ce que la forme d'échangeabilité immédiate et universelle, ou la forme d'équivalent général, s'est incorporée définitivement dans la forme naturelle et spécifique de l'or.

L'or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres marchandises que parce qu'il jouait déjà auparavant vis-à-vis d'elles le rôle de marchandise. De même qu'elles toutes, il fonctionnait aussi comme équivalent, soit accidentellement dans des échanges isolés, soit comme équivalent particulier à côte d'autres équivalents. Peu à peu il fonctionna dans des limites plus ou moins larges comme équivalent général. Dès qu'il a conquis le monopole de cette position dans l'expression de la valeur du monde marchand, il devient marchandise monnaie, et c'est seulement à partir du moment où il est déjà devenu marchandise monnaie que la forme IV se distingue de la forme III, ou que la forme générale de valeur se métamorphose en forme monnaie ou argent.

L'expression de valeur relative simple d'une marchandise, de la toile, par exemple, dans la marchandise qui fonctionne déjà comme monnaie, par exemple, l'or, est forme prix. La forme prix de la toile est donc :

20 mètres de toile = 2 onces d'or,

ou, si 2 livres sterling sont le nom de monnaie de 2 onces d'or,

20 mètres de toile = 2 livres sterling.

La difficulté dans le concept de la forme argent, c'est tout simplement de bien saisir la forme équivalent général, c'est-à-dire la forme valeur générale, la forme III. Celle-ci se résout dans la forme valeur développée, la forme II, et l'élément constituant de cette dernière est la forme I :

20 mètres de toile = 1 habit, ou x marchandise A = y marchandise B.

La forme simple de la marchandise est par conséquent le germe de la forme argent[27].

IV. -  Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.

Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. En tant que valeur d'usage, il n'y a en elle rien de mystérieux, soit qu'elle satisfasse les besoins de l'homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser[28].

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d'usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur. D'abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c'est une vérité physiologique qu'ils sont avant tout des fonctions de l'organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l'homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c'est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu'il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l'homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation[29]. Enfin dès que les hommes travaillent d'une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.

D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.

Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique.