Il les exécuta avec nuance, avec une émotion et une petite fièvre heureuse au bout des doigts, tout à jouer, maintenant qu’il n’y avait plus autour de lui, comme le soir du concours, un va-et-vient dans la tour… Le vaste silence. Il entendit ses petits noëls cheminer dans l’air, descendre, trébucher aux clochers des églises, marcher sur les toits, entrer dans les maisons. Est-ce qu’on leur faisait encore accueil ? Quelle différence avec l’autre jour, où la foule entière les avait reçus dans son âme, quand ils descendirent ! Rêve inouï que cela fût arrivé ! Cela n’arriverait jamais plus. Est-ce que, du moins, dans ce moment, en jouant, il faisait lever les yeux à quelqu’un vers le ciel ? Envoyait-il une consolation à quelque âme en peine, une mélancolie à un cœur trop heureux et que son bonheur dénonce ?

Jouer ainsi, au-dessus de la foule, c’était réaliser une œuvre d’art. Pourquoi désirer savoir si elle émeut, enthousiasme, ravit, dorlote ? Éclore doit lui suffire. Toujours elle se répand, va ailleurs, accomplit sa destinée dont nous ne savons presque rien. Notre propre gloire nous est toujours extérieure, et elle se passe si loin de nous !

Borluut philosophait ainsi. Il se résigna. Ce n’est pas pour d’autres hommes qu’il jouait. Il avait concouru brusquement à cette fonction de carillonneur, uniquement pour créer de la Beauté, parce que lui seul, à cette minute, se jugea capable d’assurer à la ville un carillon conforme, de charme suranné et de mélancolie comme elle. Ainsi Bruges demeura une harmonie parfaite. Et puisqu’il y contribuait, il créait vraiment de la Beauté. Mais il n’avait pas conquis la tour seulement pour créer de la Beauté. Ce fut aussi et surtout pour lui-même, afin de s’isoler, d’employer noblement les heures, de quitter les hommes et de vivre au-dessus de la vie.

Ainsi, il trouvait sa récompense immédiate.

Borluut se jugea heureux, tressaillit avec les dernières cloches brimbalées, qui étaient ses propres rêves, les urnes murmurantes où se transvasa toute son âme.

IV

Les villes mortes sont les Basiliques du Silence. Elles ont aussi leurs gargouilles : des êtres singuliers, exaspérés, équivoques, d’un relief figé ; ils tranchent sur la masse grise, qui prend d’eux tout son caractère, son tressaillement de vie immobile. Les uns sont déformés par la solitude ; d’autres sont grimaçants d’une ardeur sans emploi ; ici, des masques de luxure couvée ; là, des faces que le mysticisme sculpte et creuse sans cesse… Gargouilles humaines qui seules intéressent dans cette population monotone.

Le vieil antiquaire Van Hulle était un de ces types étranges, vivant retiré dans son antique maison de la rue des Corroyeurs-Noirs, avec ses deux filles, Barbe et Godelieve. D’abord, il s’était passionné pour la Cause flamande, avait groupé tous les patriotes militants, Bartholomeus, Borluut, Farazyn, qui venaient, chaque lundi, chez lui, s’exciter à des espoirs civiques. Soirs mémorables où ils conspirèrent, mais pour la beauté de Bruges !

Depuis, Van Hulle s’était attiédi. Il recevait encore ses amis, les écoutait parler comme autrefois, remuer des projets vastes, mais sans y participer. Une autre manie l’avait accaparé : il s’était mis à collectionner des horloges. Cela lui arriva de la manière la plus imprévue.

Déjà son métier d’antiquaire l’y prédisposait. Toute sa vie, il avait recherché les bibelots rares, les vieux meubles, les curiosités flamandes ; mais vieilli et las, riche, au surplus, il négligeait ses affaires, ne vendait plus que par occasion à quelque riche amateur étranger qui traversait la ville.

À cette époque, il tomba malade, d’une maladie qui fut longue et suivie d’une convalescence, longue aussi. Lenteur du temps, journées infinissables, subdivisées en tant de minutes qu’il lui fallait compter et pour ainsi dire égrener une à une ! Il s’était senti seul, en proie aux longueurs, aux tristesses de l’heure. Surtout vers le crépuscule qui, dans cette fin d’automne, entrait par les vitres, se posait sur les meubles en tons livides, affligeait les miroirs d’un adieu de lumière…

Van Hulle demandait parfois :

– Quelle heure est-il ?

– Cinq heures.

Et il songeait au long laps qu’il lui faudrait encore vivre, avant la nuit, le bon sommeil où l’on dérive et qui abrège les étapes.

Cinq heures ! Et soudain, il entendait, en effet, l’heure sonner au beffroi, à voix grave d’officiant parmi les dernières notes du carillon qui tranquillise ses clochettes d’enfants de chœur. Alors il confrontait l’heure du beffroi avec celle marquée au cadran de sa pendule, une petite pendule Empire, sur la cheminée, à quatre colonnettes de marbre blanc, supportant un bref fronton embelli de bronzes dorés aux cous sinueux de cygnes. Dans son inaction, dans ce vide d’existence et de pensée, le malade prit peu à peu l’habitude de s’occuper de l’heure. Il s’inquiétait de sa pendule comme d’une présence. Il la regardait comme un ami. C’est elle qui lui faisait prendre patience. Elle le distrayait par son jeu d’aiguilles, son bruit de rouages.