Le malheureux est pris d’une peur convulsive. Le corps paralysé par une raideur tétanique, les cheveux hérissés, l’œil ouvert démesurément, la respiration haletante comme celle d’un asthmatique, il ne peut parler, et l’épouvante est chez lui portée à son comble. Tout à coup, ses bras s’agitent ; il regarde ce pont du Chancellor qui peut sauter d’un instant à l’autre ; il s’élance en bas de la dunette, se relève, parcourt le navire, gesticulant comme un fou. Puis, la parole lui revient, et ces sinistres mots s’échappent de sa bouche :

– Le feu est à bord ! Le feu est à bord !À ce cri, tout l’équipage accourt sur le pont, croyant, sans doute, que l’incendie fait irruption au-dehors et que l’heure est venue de fuir dans les embarcations. Les passagers arrivent, Mr. Kear, sa femme, miss Herbey, les deux Letourneur. Robert Kurtis veut imposer silence à Ruby, mais celui-ci n’a plus sa raison. En ce moment, le désordre est extrême. Mrs. Kear est tombée sans connaissance sur le pont. Son mari ne s’occupe pas d’elle et laisse miss Herbey lui donner ses soins. Les matelots ont déjà croché les palans de la chaloupe afin de la lancer à la mer. Pendant ce temps, je fais connaître à MM. Letourneur ce qu’ils ignorent, c’est-à-dire que la cargaison est en feu, et la pensée du père est aussitôt portée sur André, qu’il entoure de ses bras. Le jeune homme conserve un grand sang-froid et rassure son père, en lui répétant que le danger n’est pas immédiat. Cependant, Robert Kurtis, aidé du lieutenant, est parvenu à arrêter ses hommes. Il leur affirme que l’incendie n’a pas fait de nouveaux progrès, que le passager Ruby n’a ni conscience de ce qu’il fait, ni de ce qu’il dit, qu’il ne faut pas agir avec précipitation, que, lorsque le moment en sera venu, on quittera le navire…

La plupart des matelots s’arrêtent à la voix du second, qu’ils aiment et respectent. Celui-ci obtient d’eux ce que le capitaine Huntly n’aurait pu obtenir, et la chaloupe reste sur ses chantiers.

Très heureusement, Ruby n’a pas parlé de ce picrate enfermé dans la cale. Si l’équipage connaissait la vérité, s’il apprenait que ce navire n’est plus qu’un volcan, prêt, peut-être, à s’entrouvrir sous ses pieds, il se démoraliserait, on ne pourrait le retenir, et il fuirait coûte que coûte.

Le second, l’ingénieur Falsten et moi, seuls, nous savons de quelle terrible façon l’incendie du navire est compliqué, et il faut que nous soyons seuls à le savoir.

Lorsque l’ordre est rétabli, Robert Kurtis et moi, nous rejoignons Falsten sur la dunette. L’ingénieur est resté là, les bras croisés, songeant peut-être à quelque problème de mécanique au milieu de l’épouvante générale. Nous lui recommandons de ne pas dire un mot de cette complication nouvelle, due à l’imprudence de Ruby.

Falsten promet de garder le secret. Quant au capitaine Huntly, qui ignore encore l’extrême gravité de la situation, Robert Kurtis se charge de la lui apprendre.

Mais, auparavant, il faut s’assurer de la personne de Ruby, car le malheureux est en complète démence. Il n’a plus conscience de ses actes, et il court à travers le pont, criant toujours : « Au feu ! au feu ! »

Robert Kurtis donne l’ordre aux matelots de s’emparer du passager, que l’on parvient à bâillonner et à attacher solidement. Puis, il est transporté dans sa cabine, où il sera désormais gardé à vue.

Le mot terrible ne s’est pas échappé de sa bouche !

XII

– 22 et 23 octobre. – Robert Kurtis a tout appris au capitaine Huntly. Le capitaine Huntly, de droit sinon de fait, est son chef, et il ne pouvait lui cacher la situation.

À cette communication, le capitaine n’a pas répondu un seul mot, et, après avoir passé la main sur son front comme un homme qui veut chasser une idée importune, il est tranquillement rentré dans sa cabine, sans donner aucun ordre.

Robert Kurtis, le lieutenant, l’ingénieur Falsten et moi, nous tenons conseil, et je suis étonné du sang-froid que chacun apporte dans la circonstance. Toutes les chances de salut sont discutées, et Robert Kurtis résume ainsi la situation :

– L’incendie ne peut être arrêté, dit-il, et déjà la température du poste de l’avant est devenue insoutenable. Le moment arrivera donc, bientôt peut-être, où l’intensité du feu sera telle, que les flammes se feront jour à travers le pont. Si, avant cette nouvelle forme de la catastrophe, l’état de la mer nous permet d’utiliser nos embarcations, nous fuirons le navire. Si, au contraire, il ne nous est pas possible de quitter le Chancellor, nous lutterons contre le feu jusqu’au dernier moment. Qui sait si nous n’en aurons pas raison, lorsqu’il se sera fait jour au-dehors ! Peut-être combattrons-nous mieux l’ennemi qui se montre que l’ennemi qui se cache !

– C’est mon avis, répond tranquillement l’ingénieur.

– C’est aussi le mien, ai-je répliqué.