C’est le second du Chancellor, que je n’ai pas encore suffisamment étudié, et dont je me réserve de parler plus tard.
L’équipage du Chancellor se compose du capitaine Huntly, du second Robert Kurtis, du lieutenant Walter, d’un bosseman et de quatorze matelots, anglais ou écossais, soit dix-huit marins, ce qui suffit à la manœuvre d’un trois-mâts de neuf cents tonneaux. Ces hommes ont l’air de bien connaître leur métier. Tout ce que je puis affirmer jusqu’ici, c’est que, sous les ordres du second, ils ont habilement manœuvré dans les passes de Charleston.
Je complète l’énumération des personnes embarquées à bord du Chancellor, en citant le maître d’hôtel Hobbart, le cuisinier nègre Jynxtrop, et en donnant la liste des passagers.
Ces passagers sont au nombre de huit, en me comptant. Je les connais à peine, mais la monotonie d’une traversée, les incidents de chaque jour, le coudoiement quotidien de gens resserrés dans un étroit espace, ce besoin si naturel d’échanger des idées, la curiosité innée au cœur de l’homme, tout cela nous aura bientôt rapprochés. Jusqu’ici, tracas de l’embarquement, prise de possession des cabines, arrangements que nécessite un voyage dont la durée peut être de vingt à vingt-cinq jours, occupations diverses, nous ont tenus éloignés les uns des autres. Hier et aujourd’hui, tous les convives n’ont même pas encore paru à la table du carré, et peut-être quelques-uns sont-ils éprouvés par le mal de mer. Je ne les ai donc pas tous vus, mais je sais qu’au nombre des passagers il y a deux dames qui occupent les cabines de l’arrière, dont les fenêtres sont percées dans le tableau du bâtiment.
Au surplus, voici la liste des passagers, telle que je l’ai relevée sur les rôles du navire :
Mr. et Mrs. Kear, Américains, de Buffalo ;
Miss Herbey, Anglaise, demoiselle de compagnie de Mrs. Kear ;
M. Letourneur et son fils, André Letourneur, Français, du Havre ;
William Falsten, un ingénieur de Manchester, et John Ruby, négociant de Cardiff, Anglais tous deux ;
J.-R. Kazallon, de Londres, l’auteur de ces notes.
III
– 29 septembre. – Le connaissement du capitaine Huntly, c’est-à-dire l’acte qui constate le chargement des marchandises sur le Chancellor et les conditions du transport de ces marchandises, est conçu en ces termes :
« BRONSFIELD & CO., COMMISSIONNAIRES, CHARLESTON.
« Je, John-Silas Huntly, de Dundee (Écosse), commandant le navire Chancellor, jaugeant neuf cents tonneaux ou environ, étant du présent à Charleston, pour, du premier temps convenable, aller en droite route, sous la garde de Dieu, jusqu’au-devant de la ville de Liverpool, là où sera ma décharge, reconnais avoir reçu dans mon dit navire et sous son franc tillac, de vous, MM. Bronsfield & Co., commissionnaires en marchandises à Charleston, dix-sept cents balles de coton allant pour vingt-six mille livres{1}, le tout entier et bien conditionné, marqué et numéroté comme en marge ; lesquels effets je promets de conduire en bon état, sauf les périls et fortunes de mer, à Liverpool, et là les délivrer à MM. Leard frères ou à leur ordre, en me payant pour mon fret la somme de deux mille livres{2}, sans plus, suivant charte-partie, en outre, les avaries suivant les us et coutumes de mer. Et pour l’accomplissement de ce que ci-dessus, j’ai obligé ma personne, mes biens et mon dit bâtiment, avec toutes ses dépendances.
« En foi de quoi, j’ai signé trois connaissements d’une même teneur, l’un accompli, les autres seront de nulle valeur. « Fait à Charleston, le 13 septembre 1869. « J.-S. HUNTLY. »
Ainsi donc, le Chancellor porte à Liverpool dix-sept cents balles de coton. Expéditeurs : Bronsfield & Co., de Charleston. Destinataires : Leard frères, de Liverpool.
Ce chargement a été fait avec le plus grand soin, le bâtiment étant spécialement construit pour le transport du coton. Les balles occupent toute la cale, sauf une petite partie qui est spécialement réservée aux colis des passagers, et ces balles, dont le tassement a été obtenu au moyen de crics, ne forment plus qu’une masse extrêmement compacte. Donc, pas une place de la cale n’est perdue, avantage considérable pour un navire qui peut ainsi prendre son plein de marchandises.
IV
– Du 30 septembre au 6 octobre. – Le Chancellor est un rapide marcheur, qui rendrait sans peine les perroquets à plus d’un navire de même taille, et, depuis que la brise a fraîchi, un long sillage, nettement tracé, s’étend à perte de vue à l’arrière. On dirait une longue dentelle blanche, étendue sur la mer comme sur un fond bleu.
L’Atlantique n’est pas très tourmenté par le vent. Personne, à bord, que je sache, n’est plus incommodé ni par le roulis ni par le tangage du navire. D’ailleurs, aucun des passagers n’en est à sa première traversée, et tous sont plus ou moins familiarisés avec la mer. Aussi, pas de place inoccupée autour de la table, à l’heure des repas.
Les relations entre les passagers commencent à s’établir, et la vie du bord devient moins monotone. Le Français, M. Letourneur, et moi, nous causons souvent ensemble.
M. Letourneur est un homme de cinquante-cinq ans, de haute taille, les cheveux blancs, la barbe grisonnante. Il paraît certainement plus vieux que son âge, ce qui tient à ce qu’il a beaucoup souffert. De profonds chagrins l’ont éprouvé, et, j’ajoute, l’éprouvent encore. Cet homme porte évidemment en lui une source intarissable de tristesse, et cela se voit à son corps un peu affaissé, à sa tête le plus souvent inclinée sur sa poitrine. Jamais il ne rit, il sourit à peine, et seulement à son fils. Ses yeux sont doux, mais il me semble que leur regard n’apparaît qu’à travers un voile humide.
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