et Mrs. Kear sont deux Américains du North-Amérique, qui ont fait de gros bénéfices dans l’exploitation de sources de pétrole. On sait, en effet, que là est l’origine des grandes fortunes modernes des États-Unis. Mais ce Mr. Kear, homme de cinquante ans, qui paraît être plutôt enrichi que riche, est un triste commensal, ne cherchant et ne voulant que ses aises. Un bruit métallique sort à chaque instant de ses poches, dans lesquelles ses deux mains sont incessamment plongées. Orgueilleux, vaniteux, contemplateur de lui-même et contempteur des autres, il affecte une suprême indifférence pour tout ce qui n’est pas lui. Il se rengorge comme un paon, « il se flaire, il se savoure, il se goûte », pour employer les termes du savant physionomiste Gratiolet. Enfin, c’est un sot doublé d’un égoïste. Je ne m’explique pas pourquoi il a pris passage à bord du Chancellor, simple navire de commerce, qui ne peut lui offrir le confortable des transatlantiques.

Mrs. Kear est une femme insignifiante, nonchalante, indifférente, que la quarantaine a déjà touchée aux tempes, sans esprit, sans lecture, sans conversation. Elle regarde, mais elle ne voit pas ; elle écoute, mais elle n’entend pas. Pense-t-elle ? je ne saurais l’affirmer.

L’unique occupation de cette femme est de se faire servir à tout propos par sa demoiselle de compagnie, miss Herbey, jeune Anglaise de vingt ans, douce et calme, qui ne gagne pas sans humiliation les quelques livres que lui jette le marchand de pétrole.

Cette jeune personne est fort jolie. C’est une blonde avec des yeux bleus très foncés, et sa physionomie gracieuse n’a pas cette insignifiance qui se rencontre chez certaines Anglaises. Sa bouche serait charmante, si elle avait jamais le temps ou l’occasion de sourire. Mais à qui, à propos de quoi sourirait la pauvre fille, en butte aux incessantes taquineries, aux caprices ridicules de sa maîtresse ? Toutefois, si miss Herbey souffre au-dedans, elle se soumet, du moins, et paraît résignée à son sort.

William Falsten, lui, est un ingénieur de Manchester, qui a l’air très Anglais. Il dirige une vaste usine hydraulique dans la Caroline du Sud et va chercher en Europe de nouveaux appareils perfectionnés, entre autres les moulins à force centrifuge de la maison Cail. C’est un homme de quarante-cinq ans, une sorte de savant qui ne pense qu’aux machines, que la mécanique ou le calcul absorbent tout entier et qui ne voit rien au-delà. Lorsqu’il vous tient dans sa conversation, il n’est plus possible de se dégager, et on y passe tout entier comme dans un engrenage.

Quant au sieur Ruby, il représente le négociant vulgaire, sans grandeur, sans originalité. Depuis vingt ans, cet homme n’a rien fait qu’acheter et vendre, et, comme il a généralement vendu plus cher qu’il n’a acheté, sa fortune est faite. Ce qu’il en fera, il ne saurait le dire. Ce Ruby, dont toute l’existence s’est abrutie dans le commerce de détail, ne pense pas, ne réfléchit plus ; son cerveau est désormais fermé à toute impression, et il ne justifie en aucune façon ce mot de Pascal : « L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite. »

V

– 7 octobre. – Voilà dix jours que nous avons quitté Charleston, et il me semble que nous avons fait bonne et rapide route. Il m’arrive souvent de causer avec le second, et une certaine intimité s’est établie entre nous.

Aujourd’hui, Robert Kurtis m’apprend que nous ne devons pas être très éloignés du groupe des Bermudes, c’est-à-dire au large du cap Hatteras. Le point par observation a donné 32°20’ en latitude nord et 64°50’ en longitude à l’ouest du méridien de Greenwich.

– Nous aurons connaissance des Bermudes et plus particulièrement de l’île Saint-Georges avant la nuit, me dit le second.

– Comment, ai-je répondu, nous rallions les Bermudes ? Mais je croyais qu’un navire qui sort de Charleston, à destination de Liverpool, devait faire le nord et suivre le courant du Gulf Stream !

– Sans doute, monsieur Kazallon, répond Robert Kurtis, c’est la direction que l’on prend généralement, mais il paraît que, cette fois, le capitaine n’a pas été d’avis de la suivre.

– Pourquoi ?

– Je l’ignore, mais il a donné la route à l’est, et le Chancellor va à l’est.

– Et vous ne lui avez pas fait observer ?…

– Je lui ai fait observer que ce n’était pas la route habituelle, et il m’a répondu qu’il savait ce qu’il avait à faire !

En parlant ainsi, Robert Kurtis fronce plusieurs fois le sourcil, il passe machinalement sa main sur son front, et je crois comprendre qu’il ne dit pas tout ce qu’il voudrait dire.

– Cependant, monsieur Kurtis, ai-je repris, nous sommes déjà au 7 octobre, et ce n’est pas le cas d’essayer des routes nouvelles. Nous n’avons pas un jour à perdre, si nous voulons arriver en Europe avant la mauvaise saison !

– Non, monsieur Kazallon, pas un jour !

– Monsieur Kurtis, serais-je bien indiscret en vous demandant ce que vous pensez du capitaine Huntly ?

– Je pense, me répond le second, je pense que… c’est mon capitaine ! Cette évasive réponse ne laisse pas de me préoccuper.

Robert Kurtis ne s’est pas trompé. Vers trois heures, le matelot de vigie annonce la terre au vent à nous, dans le nord-est, mais elle n’apparaît encore que comme une vapeur.

À six heures, je monte sur le pont en compagnie de MM. Letourneur, et nous regardons ce groupe des Bermudes, îles relativement peu élevées, que défend une chaîne formidable de brisants.

– Voilà donc cet archipel enchanté, dit André Letourneur, ce groupe pittoresque, que votre poète, Thomas Moore, monsieur Kazallon, a célébré dans ses odes ! Déjà, en 1643, l’exilé Walter avait fait une enthousiaste description de ces îles, et, si je ne me trompe, les dames anglaises, pendant quelque temps, ne voulurent plus porter que des chapeaux faits d’une certaine feuille de palmier bermudien.

– Vous avez raison, mon cher André, ai-je répondu, et l’archipel des Bermudes a été fort à la mode au dix-septième siècle ; mais, maintenant, il est tombé dans l’oubli le plus complet.

– D’ailleurs, monsieur André, dit alors Robert Kurtis, les poètes qui parlent avec enthousiasme de cet archipel ne seront pas d’accord avec les marins, car ce séjour dont l’aspect les a séduits est difficilement abordable aux navires, et les écueils, à deux ou trois lieues de la terre, forment une ceinture semi-circulaire, noyée sous les eaux, qui est particulièrement redoutée des navigateurs. J’ajouterai que la sérénité du ciel, que vantent les Bermudiens, est le plus souvent troublée par les ouragans. Leurs îles reçoivent la queue de ces tempêtes qui désolent les Antilles, et cette queue, comme la queue d’une baleine, c’est ce qui est le plus redoutable.