Il y a trois ans déjà, vous m'avez annoncé que ma femme me lâcherait.

– Mais au fait, je vous l'avais prédit. Avouez que c'est drôle…

– Pas pour moi.

La jeune femme se tourna vers le comte d'Orsacq.

– Et vous, cher monsieur… je peux me permettre ?

Il lui tendit sa tasse.

– Tout ce que vous voudrez, chère amie, mais à une condition…

– Laquelle ?

– Vous direz la vérité.

– Vous n'avez pas peur ?

– De rien.

Elle examina la tasse un instant, et garda le silence. Son mari intervint, subitement inquiet.

– Je t'en prie, Léonie, ne dis pas de bêtises.

– Laissez-la donc, objecta d'Orsacq.

– Mais non, mais non… vous ne la connaissez pas… regardez ses joues qui se creusent, ses yeux qui brillent. Elle est capable, dans ces moments-là, de vous prédire des choses extravagantes.

– Des choses qui arrivent ?

Bresson hésita et laissa tomber sourdement :

– Oui… Elle a le sens de l'avenir. Elle voit clair… Certains de ses pressentiments se sont réalisés et, je l'affirme, dans des conditions vraiment troublantes.

Boisgenêt s'écria en battant des mains :

– Bravo, le ménage Bresson ! la scène est supérieurement jouée. Tandis que l'épouse ausculte le marc de café, l'époux se charge du trémolo, et nous fait dresser les cheveux sur la tête… Allez-y ! ma petite Léonie ! Un accident rigolo, hein ? Vanol se casse la jambe…

La jeune femme se taisait, livide, la figure contractée. Le comte insista :

– Eh bien ! qu'y a-t-il donc, chère amie ? Vous avez l'air tout émue.

– Émue, non, prononça-t-elle sans quitter des yeux le fond de la tasse. Mais je ne sais si je dois…

– Mais oui, mais oui… Il s'agit sans doute de pertes d'argent, n'est-ce pas ! Et cela me concerne ?

– Non… non… murmura-t-elle… cela ne vous concerne pas spécialement… il s'agit d'une chose qui se passe ici… ou qui va se passer… qui nous menace tous… un drame…

– Ah ! non, hurla Vanol qui était blême, pas de drame !

– Mais c'est passionnant, au contraire, plaisanta Jean d'Orsacq. La vie serait monotone sans les drames… Et celui-là a lieu ici ?

– Oui.

– L'année prochaine ?

– Ce soir.

– Au bout du parc ?

– Dans ce château.

– Au grenier ?

– À cet étage.

– À cet étage ? Et quelle sorte de drame ? On cambriole ?

– Oui… il y a cela… un voleur… et puis…

– Et puis quoi ?

– Ah ! c'est effrayant… mais sûrement, sûrement… il y a crime…

– À merveille ! s'exclama le comte, qui riait franchement. Un crime ! Mais c'est admirable… Et comment ? Par le poison… Le fusil ?

Elle dit, de plus en plus bas :

– Le poignard… Voyez, ici, sur la droite, cette petite croix… Et puis… et puis… mais oui, regardez cette teinte rougeâtre… Oui…, il y a du sang.

Vanol tomba sur un fauteuil. Christiane Debrioux et son mari souriaient, Boisgenêt perdait son assurance. À ce moment, tous, ils se dressèrent. Un cri avait jailli, aigre, strident, affreux… un cri qui venait d'au-delà des salons, du côté de la salle à manger.

Ils écoutèrent. Rien. Aucun bruit.

– Qu'est-ce qui se passe ? murmura le comte d'Orsacq.

Justement Ravenot apparaissait dans le grand salon, un plateau vide en mains, et l'air tranquille.

– Qu'est-ce qu'il y a, Ravenot ?

– Monsieur le comte désire ?…

– Comment mais nous n'avez pas entendu ? On a crié ?

Ravenot demeurait ébahi et répétait :

– On a crié ? Mais non, monsieur le comte. Si l'on avait crié par ici, j'aurais entendu… J'étais dans l'office avec Amélie…

D'Orsacq et Boisgenêt voulurent se rendre compte. Ils ne virent rien de suspect. Est-ce que réellement on avait entendu un cri ?

 

Chapitre 2

 

Cette question, dès qu'ils furent tous deux revenus dans la bibliothèque, ce fut Boisgenêt qui la posa, et qui ajouta d'une voix de plaisanterie :

– Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, je me demande si nous n'avons pas été le jouet d'une illusion. Nous nous trouvions dans un état d'agacement et d'énervement provoqué par les prédictions funambulesques de Mme Bresson, et il se peut fort bien que nous ayons ressenti certaines impressions qui n'ont aucun rapport avec la réalité. Ce qui ne fut qu'un cri d'oiseau ou de bête effrayée, nous lui avons donné la signification d'un cri de détresse humaine. Erreur collective, fort explicable.

Chose curieuse, l'hypothèse de Boisgenêt fut admise sans résistance et avec une telle conviction individuelle que, par la suite, on ne pensa plus du tout à l'incident et qu'il n'en fut plus question jusqu'à la minute où il reprit sa place dans la suite des événements qui constituèrent le drame du château d'Orsacq. Seule, Léonie resta un instant soucieuse. Son mari lui souffla à l'oreille :

– Imbécile ! c'est de ta faute. Quand on n'a que des prophéties de ce genre à faire, on se coud le bec !

Et, comme il la voyait encore tout absorbée, il lui pinça le bras avec une telle âpreté qu'elle gémit de douleur. Réveillée sur-le-champ, elle eut la présence d'esprit de pouffer de rire et d'esquisser un pas de danse.

– Eh bien, vrai ! je crois que je vous ai eus ! Vous êtes tous verts, tous. Vanol, vous allez piquer une crise. Un peu de ressort, voyons sans quoi notre fête vénitienne est à l'eau.

Elle reprenait ses castagnettes et se remettait à pousser des olé et des caramba, lorsque la porte s'ouvrit et Lucienne d'Orsacq apostropha la danseuse.

– Ayez pitié de moi, ma petite Léonie, je suis sûre que vous avez dans votre collection des jeux plus paisibles. Vous ne m'en voulez pas ?

– Tu as raison, Lucienne, répondit d'Orsacq. Mais pourquoi dors-tu à cette heure ? Accompagne-nous dehors…

Il fit quelques pas dans l'escalier, mais Lucienne avait déjà refermé la porte de son boudoir.

– Crac dit-il, le véronal est le grand maître…

– C'est pourtant Lucienne, dit Léonie Bresson, qui nous a pries d'arranger quelque chose au bord de l'eau. Elle avait donc bien l'intention d'être des nôtres.

– Ne nous creusons pas la tête, fit son mari, en l'entraînant.