Oh! peut-être, si j'y avais bâti quelque villa pompeuse…. Mais je n'ai voulu y posséder qu'une maison de pêcheur et j'essaye, pour me reposer, d'y vivre de la vie des simples: alors, plus l'ombre de prestige. Et c'est à tel point que l'un quelconque de ces industriels venu; pour spéculer sur les terrains à la plage, éprouvant le besoin de m'invectiver par écrit parce que je n'applaudis pas son oeuvre, a laissé tomber dans sa lettre, après quelques impertinences dénuées d'originalité, cette perle dont il est sûrement incapable d'apprécier toute la mélancolique bouffonnerie: «Si ça ne vous plaît pas, allez-vous-en, monsieur Loti; vous n'êtes plus la curiosité d'Hendaye.» Mon Dieu, combien je l'accepterais volontiers, le rôle que ce monsieur m'assigne, en une phrase si lapidaire! Etre une «curiosité» qui a fini son service de réclame pour la région et qui cesse d'attirer le regard des badauds, mais voilà justement ce qui réaliserait mon rêve! Quant à m'en aller, c'est entendu. Et les quelques artistes qui fréquentaient aussi l'estuaire de la Bidassoa vont, je suppose, imiter ma fuite: à quoi bon rester, si Hendaye devient une succursale de Biarritz ou de Trouville? Il m'est pourtant cruel de dire adieu à ce coin de la terre que j'aime encore, et j'aurai peut-être la faiblesse défaire traîner mon départ quelques saisons, tant qu'on ne m'aura pas jeté bas ce pauvre mur de pelote auquel sont attachés mille souvenirs,—et surtout tant que Fontarabie, là-bas sur la rive d'en face, gardera intacte sa silhouette que connut Charles-Quint.

Mais Fontarabie est menacée du même coup, et là est le plus grave, là est le vrai motif de ce cri d'alarme que je veux jeter,—oh! bien vainement hélas! je le sais d'avance.

En effet, les exploiteurs de notre plage ayant demandé à la commission des Pyrénées le droit de combler une partie de la rivière, côté français, pour y asseoir leur future ville et leurs grands hôtels, les Espagnols, en échange, demandent qu'on les autorise à combler aussi et à établir, en avant du rocher où trône leur vieille cité héroïque, un terre-plein pour y poser des rangées de villas qui masqueront tout, les adorables maisons du moyen âge, le château de Jeanne la Folle et l'église. Si l'autorisation est accordée de part et d'autre, ce sera fini de cette ville du passé, qui était une relique miraculeusement conservée, qui devenait un lieu de pèlerinage pour tous les peintres du monde, qui détenait à elle seule toute l'étrangeté charmante de l'estuaire. Et qu'est-ce que cela va être, ces chalets qui, en guirlande, surgiront de la rive espagnole? Lorsqu'on observe ce qui se bâtit de nos jours à Irun et autour de Saint-Sébastien (de l'art nouveau allemand, du prétentieux, du saugrenu), il y a bien de quoi frémir! Je voudrais donc supplier, conjurer nos amis d'Espagne de suivre au moins l'exemple que leur donnent, de ce côté-ci de la frontière, les «aménageurs» français, et de construire comme eux en style basque, par un dernier respect pour leur Fontarabie, et afin de ne pas ridiculiser trop piteusement un site qui fut si beau. Nous sommes, c'est vrai, à l'âge de la laideur utilitaire et de la destruction stupide. Mais une tendance à réagir s'indique toutefois; on regrette, on proteste; un semblant de goût s'infiltre peu à peu du haut en bas des couches sociales. Ce scrupule qui fait que, sur notre plage, on va bâtir, au lieu d'une horreur quelconque, une ville pseudo-basque, de loin presque jolie, est un signe des temps, et les fils des demi-barbares déjà capables d'une telle idée seront peut-être les vrais artistes de demain. Il faut songer à la génération qui suivra la nôtre, craindre son jugement et ne pas commettre de trop irrémédiables sacrilèges.

* * * * *

Pauvre pays basque, si longtemps intact, comme une sorte de petite Arabie, défendu qu'il était par sa fidélité aux traditions ancestrales et par son langage qui ne peut s'apprendre, le voici donc qui s'en va tout d'un coup! Depuis très peu de saisons, le tourisme, qui semblait l'ignorer, l'a enfin découvert. Des milliers d'oisifs, de snobs accourus des quatre vents de l'Europe, s'y déversent en troupeau chaque année; alors, pour les accueillir et les rançonner, on multiplie les bâtisses à façade tapageuse, les casinos, les voies ferrées et les fils électriques. D'invraisemblables articles de modes arrivent à pleins wagons pour coiffer les jolies Basquaises de la campagne.

Bientôt, plus un village qui ne soit défiguré comme à plaisir; pas une chaumière qui ne soit honteusement maculée par les écriteaux de l'«Oxygénée verte» ou de l'«Amer Picon».

Rien à faire contre tout cela, je le sais bien. Mais voici un projet néfaste, en ce moment à l'étude, que je dénonce à la société «Protectrice des paysages français». Entre Saint-Jean-de-Luz et Hendaye, subsiste encore par miracle une étendue de côte magnifiquement déserte, des falaises restées fières et sauvages.

Eh bien, on veut, tranchant les rochers, nivelant les sables, y faire passer une ligne de tramway, pour l'amusement des snobs en voyage. Il y en a déjà tant et tant, de lignes ferrées, à l'usage de ces gens-là, et tant de plages travesties suivant leur goût! Ne pourrait-on songer un peu aussi aux vrais artistes, et leur réserver un lieu de paix le long de la mer? Vraiment, il est des sites qu'il faudrait respecter et qui devraient devenir intangible propriété nationale, comme nos monuments ou les objets d'art de nos musées.

Dans l'avenir, aux yeux de nos descendants plus affinés, ils seront de grands malfaiteurs, ces hommes qui, pour amasser de l'or, détruisent si aveuglément, dans nos horizons de France, les dernières réserves de calme et de beauté.

LE GAI PÈLERINAGE DE SAINT-MARTIAL

Hendaye, huit heures du matin, le 30 du beau mois de juin. Un peu tard pour me rendre dans la montagne espagnole, au gai pèlerinage du jour. Les autres pèlerins, j'en suis sûr, sont déjà en marche et j'arriverai le dernier.

Tant pis! En voiture, afin de regagner le temps perdu, je pars pour Saint-Martial, espérant rattraper encore la procession qui m'a certainement beaucoup devancé. Au sommet d'un coteau pointu, en avant de la grande chaîne Pyrénéenne, la vieille chapelle de Saint-Martial est perchée, et, d'ici, des bords de la Bidassoa, on l'aperçoit en l'air, toute blanche et toute seule, se détachant sur le haut écran sombre des montagnes du fond. C'est là que, depuis quatre siècles à peu près, il est d'usage de se rendre tous les ans à même date, pour une messe en musique et en costumes, à la mémoire d'une ancienne bataille qui laissa sur cette petite cime nombre de morts couchés dans la fougère.

Il a plu toute cette nuit; les campagnes mouillées sont vertes à l'infini, vertes de ce vert frais et printanier qui dure à peu près jusqu'à l'automne, en ce pays d'ombre et d'averses chaudes. Surtout cette montagne de Saint-Martial est verte particulièrement, à cause des fougères qui la recouvrent d'un tapis, et il y croît aussi des chênes, aux feuilles encore tendres, qui y sont clairsemés avec grâce comme, sur une pelouse, les arbres d'un parc. Puisque je suis en voiture cette fois, c'est par la nouvelle route carrossable que je monte vers la chapelle blanche de la cime. Mais d'autres chemins,—d'étroits sentiers, des raccourcis à peine tracés dans l'herbe et les fleurettes sauvages,—conduisent plus directement là-haut. Et tout cela qui, en dehors de ce jour consacré, reste d'un bout de l'année à l'autre solitaire, tout cela est plein de monde à cette heure, plein de pèlerins et de pèlerines en retard comme moi, qui se dépêchent, qui grimpent gaiement avec des rires. Oh! les gentilles toilettes claires, les gentils corsages roses ou bleus des jeunes Basquaises, toujours si bien attifées et si bien peignées, qui aujourd'hui promènent des nuances de fleurs sur tout ce manteau vert de la montagne!

Par les sentiers ardus grimpent aussi des marchands de bonbons, de sucreries, de vins doux et de cocos, portant sur la tête leurs marchandises, en édifices extravagants. Et des bébés, des bébés innombrables, grimpent par troupes, par familles, allongeant leurs petites jambes, les plus jeunes d'entre eux à la remorque des plus grands, tous en béret basque, bien entendu, et empressés, affairés, comiques. On en voit qui montent à quatre pattes, avec des tournures de grenouilles, s'accrochant aux herbes. Ce sont du reste les seuls pèlerins un peu graves, ces petits-là, les seuls qui ne s'amusent pas: leurs yeux écarquillés expriment l'inquiétude de ne pas arriver à temps, la crainte que la montagne ne soit trop haute; et ils se dépêchent, ils se dépêchent tant qu'ils peuvent, comme si leur présence à cette fête était de nécessité capitale.

La route carrossable, en grands lacets, où mes chevaux trottent malgré la montée roide, croise deux, trois, quatre, cinq fois les raccourcis des piétons, et à chaque tour je rencontre les mêmes gens, qui, à pied, arriveront aussi vite que moi avec ma bête de voiture. Il y a surtout une bande de petites jeunes filles de Fontarabie, en robes d'indienne rose, que je rencontre tout le temps. Nous nous connaissions vaguement déjà, nous étant vus à des fêtes, à des processions, à des courses de taureaux, à toutes ces réunions de plein air qui sont la vie du pays basque, et ce matin, après le deuxième tournant qui nous met l'un en face des autres, nous commençons de nous sourire. Au quatrième, nous nous disons bonjour.